LE REEL DIFFERENCIE, Ann Demeester, In other Words, p3, Ed Roma Publications
Je veux parler de corps transformés Ovide, Métamorphoses.
Solidité et cohérence du contenu et de son développement, multiplicité et variabilité de sa forme, ces termes pourraient décrire de manière simple le travail de Nicolas Floc’h. Par l’exploration de différentes voies formelles, Nicolas Floc’h combine une fascination pour les processus naturels de croissance et de développement avec un intérêt pour les processus de production, de distribution, de circulation et de consommation des circuits de la mode et du design. Ce double intérêt et une préoccupation pour les lignes, les courbes et les formats l’incitent à questionner continuellement les limites entre l’art, les métiers d’art, les techniques artisanales et le design industriel.
Floc’h semble essentiellement intrigué par les processus de désintégration et de régénération, de déconstruction et de reconstruction. Le dénominateur commun des différentes pratiques qu’il entreprend se manifeste de plusieurs façons : par la recherche et l’analyse des caractéristiques essentielles de l’ancestrale discipline qu’est la peinture (Peintures Recyclées / Fashion Paintings / Mono- chromes), et par l’examen attentif des frontières de la sculpture et l’exploration de sa fonctionnalité (Functional Floor / Structure Multifonction). Ses sculptures sont des structures fragiles (Pélagique au Capc de Bordeaux), quasi immatérielles ou disparaissant graduellement et se décomposant, parfois comestibles ou du moins consommables (Écritures Productives / Beer Kilometer). Chaque œuvre a une structure cyclique ou est un système autonome et indépendant au sein duquel les processus de transformation ont lieu. Chaque installation ou sculpture fonctionne comme une performance endogène. Souvent, des personnes participent activement comme catalyseurs ; parfois, la performance se déroule sans intervention humaine dans un processus simple d’évolution, d’apparition et de disparition. Dans l’ensemble de sa pratique, Floc’h analyse le concept de transformation : il observe les changements et les transitions, révèle comment une chose se traduit d’un état vers un autre et tente d’établir une distinction entre ce qui est éphémère et ce qui est éternel, ce qui disparaît et ce qui demeure, à chaque état de la métamorphose…
Introduction de IN OTHER WORDS, Catalogue de Nicolas Floc’h édité par Roma Publications et produit par le Frac Nord-Pas de Calais, le Frac Champagne- Ardenne, la galerie Le Sous-sol, le ministère de la Culture et de la communication,CNAP, John Dory Productions, Roma Publications, Le Confort Moderne et W139, Amsterdam.
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L’INTRIGUE DU BANAL, Léa Gauthier, In other Words, p130-133, Ed Roma Publications
Le lendemain matin, je me suis réveillé alors qu’il ne faisait pas encore jour. Mes mollets me démangeaient de manière insupportable. Je les ai enduits d’une épaisse couche de pommade antihistaminique. Les minuscules grains noirs avaient plus que doublé de volume. En observant de plus près, je me suis aperçu qu’ils n’avaient pas seulement gonflé, mais qu’il y avait sous le grain noir quelque chose en forme de tige. On aurait dit un germe de soja, mais en plus fin. Cette sensation végétale m’inquiétait et, pour voir, j’en ai arraché un. Au lieu de se détacher, il s’est écrasé en sécrétant un liquide. Je l’ai examiné au moyen de la loupe de mon coupe-papier. C’était bel et bien une plante. Kôbô Abe, Cahier Kangourou, L’imaginaire, Gallimard, p.13, 1991
Imaginons que les mots aient perdu les sensations auxquelles ils correspondent. Imaginons que le réel soit en état de crise. Qu’il le soit pour un unique individu. Ce personnage connaîtrait le sens social des mots mais aurait perdu leur corollaire sensible. Un poisson ne serait plus rien que ce que l’on mange ou que le mot mis autour d’un verbe et d’un complément pour communiquer. Notre personnage ne serait pas malade, plutôt l’inverse. Un être malade n’est plus efficace. L’homme qui aurait perdu la relation sensible est d’une productivité sociale redoutable au contraire : il connaît l’en commun de la transaction, seule a disparu la relation singulière. Imaginons donc que le personnage sache pertinemment comment faire avec tous ces mots qui ne sont plus sensations. Seul un accident, une brèche ouverte par un événement peut signaler cette perte comme perte. À l’instar du roman d’Abe Kôbô, il faudrait que des plantes s’enracinent dans les jambes de cet individu pour que quelque chose du sentir fasse surface. Il faudrait que l’instance du processus parvienne à faire de nouveau corps. Cette fiction peut permettre d’ouvrir un cheminement, de dégager un axe interprétatif dans le travail de Nicolas Floc’h : l’essentiel de sa démarche relève peut-être d’une mise en question de l’environnement engendrée par un accident du mot, du geste ou du médium et de la prise en charge plastique de cet accident.
Fictions comportementales L’accident apparaît dans cette œuvre comme une manière de reprendre racine avec le sensible, d’affirmer un espace artistique, un territoire d’action. Il n’est jamais tragique, plutôt burlesque. Il s’agit d’un processus d’exagération logique qui permet de déplacer l’espace perceptif comme celui des instances d’attribution du sens. L’artiste invente des processus « pervers » qui mettent à jour des rythmiques narratives. Pour cela, il focalise son attention sur une gestuelle, un mot, une expression et mise sur une répétition acharnée, presque exagérée afin de dévoiler les modes de construction de la réalité. Ainsi dans la vidéo Anna’s Life, il ne prend de la vie d’une femme que la manière dont elle monte et descend des escaliers dans une ville étrangère. Les points de vue changent, les plans s’élargissent par moment. Rien n’est jamais saisi que ce mouvement inexorable, il devient l’argument d’un voyage, une façon de percer l’architecture d’une ville. Le mouvement isolé est pris au mot de l’image. Il ripe sans raison apparente. L’image devient l’accident d’un corps dans une ville, à moins que ce ne soit l’inverse. Cette question obstinée du sens d’un geste se retrouve dans le rapport construit de l’artiste aux mots. La distance entre une chose et son sens est probablement l’accident inaugural de la recherche plastique de Nicolas Floc’h. L’artiste renvoie la chose au mot ou signale que le mot n’est pas assimilable à la chose. Il joue de cette fameuse distance qui amusait les surréalistes, comme d’ailleurs beaucoup de modernes : le mot Chien n’aboie pas, et il faut bien faire avec. À travers la répétition, l’insistance, il prend ainsi l’attention au piège des reconnaissances spontanées. Dans les Écritures productives, le nom advient en même temps que la chose qu’il désigne. Le mot Cosmos par exemple se dessine lorsque poussent les fleurs, créant ainsi un univers sémantique au plus près de la tautologie. À travers cette inquiétude logique du processus de réalité, Nicolas Floc’h met en branle la question du leurre et du faux-semblant, de la malléabilité du monde. Si la chose advient en même temps que sa nomination, sa nomination implique simultanément l’appartenance au processus social : elle devient objet de transaction, acquiert une valeur économique comme une valeur d’usage. L’écriture productive du mot Poisson, tracé par le système informatique d’un chalutier, offre une pêche ; les poissons sont ensuite vendus sur un marché puis consommés lors d’un dîner. L’écriture productive est une coupe artistique dans le cours du monde où le plus poétique se construit en écho au plus usuel. La chose trouve ainsi, à travers son nom, une place dans le chaînon social. « Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis que parler des objets, je ne saurais les prononcer. Une proposition ne peut que dire d’une chose comment elle est, non ce qu’elle est », écrit Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus (1). Or dans ce travail, Nicolas Floc’h met le langage verbal à l’é- preuve de sa matérialité et contredit la logique première du philosophe. Il pousse à ce point le réalisme dans les retranchements de la tautologie qu’il déploie paradoxalement l’espace propre de la fiction. Dans les Écritures productives, cet espace s’associe de manière étroite avec une matière documentaire. Dans l’espace d’exposition, les Écritures productives ne s’appréhendent que de manière lacunaire. Ce que le visiteur peut saisir relève de la trace ou du témoignage, c’est à lui de reconstituer la trame narrative, le récit éventuel de l’aventure. L’exposition n’est qu’une phase du processus, son affirmation. L’espace poétique ouvert n’est donc pas en dernier lieu celui d’objets spécifiques : la fleur Cosmos produite dans ce cadre est identique à n’importe quelle autre fleur Cosmos. Les Écritures productives comme Anna’s Life construisent bien plus la fiction d’un comportement, celle d’un personnage qui tente de renouer les liens entre une chose et les autres points de la réalité avec lesquels elle a quelque chose à voir. Dans Le Jardin, Nicolas Floc’h revêt le rôle improbable d’un personnage qui prend soin de végétaux en plastique, comble d’un individu pris dans le cercle de la dématérialisation lexicale du monde. À la manière d’un enfant, l’homme/jardinier fait comme si… et dit par là même en creux les racines qui manquent. Le geste perd sa raison dans une répétition compulsive. Dimension performative, le cœur de la fiction est donc ce corps de l’artiste mis en scène par les processus des Écritures productives ou du Jardin. Ces fictions comportementales, Nicolas Floc’h les a également mis à l’épreuve dans les travaux qu’il a menés sur la scène, avec des chorégraphes comme Emmanuelle Huynh ou Alain Michard. La question de l’enracinement, de l’implantation environnementale se matérialise alors par exemple dans la relation entre les corps médiatisés par des sortes de tiges ou de cannes. L’environnement comme la relation définissent en retour le comportement, la gestuelle. Mais si les Écritures productives, Le Jardin ou les incursions chorégraphiques désignent le corps physique comme espace fictif, narratif, le travail de Nicolas Floc’h possède d’autres pans où les objets eux-mêmes sont en charge de leurs histoires.
L’auto-récit des choses Nicolas Floc’h crée une série d’objets bavards. Ces derniers assument et offrent l’expérience physique de la tautologie. Île est une pierre sur laquelle des huîtres se sont posées, la pierre parvient à se dire à travers le son qui en émane. Le rocher énonce l’univers marin qui le transforme en île. Ici c’est donc bel et bien l’objet qui signale perceptivement sa raison et offre sa définition en la soumettant à l’expérience sensible du spectateur potentiel. L’objet pervers se met lui- même en scène. Il est le produit de l’intervention artistique et son inertie physique rentre en opposition avec sa charge symbolique. Dans cette pièce comme dans Rivière ou Peinture, l’objet offre le récit dynamique de sa propre histoire, la partie dit le tout et l’inclut dans un jeu métonymique. Ce processus est également en acte dans les Camouflages où l’artiste habille des ronds-points municipaux de motifs militaires. Mais si le camouflage est d’habitude utilisé pour une dissimulation stratégique dans la nature, ici la nature est elle-même dissimulée en s’exposant dans la ville : le jeu de mots devient matérialisation du paradoxe de monstration. Pervertir le rapport de la chose à sa désignation devient une manière de mettre en crise le réel et de réanimer la perception. Les objets bavards sont souvent des détournements d’éléments naturels. Ils ont pour pendants d’autres objets, muets cette fois, qui plutôt que d’inclure leur condition d’existence dans un mouvement d’expansion sémantique sont ramenés à une nudité décontextualisée. C’est ce que l’on retrouve dans les Peintures recyclées. Là, Nicolas Floc’h récupère des peintures d’artistes vivants, les dissout et les remet en tube. Le nom des artistes devient simple marque et les tubes acquièrent simultanément une valeur artistique. En un pied de nez désacralisé au monde de l’art, Nicolas Floc’h pousse donc à l’extrême la logique de l’art citationnel. D’une manière analogue, dans la vidéo Painting le médium peinture est ramené à une définition usuelle primaire : la peinture a pour fonction initiale de recouvrir des surfaces. Pourtant, le recours à la vidéo apporte en retour à la peinture ce qui lui fait défaut l’instance du processus. Nicolas Floc’h désigne également ce qu’il manque à l’auto-récit des objets, des attitudes : le cadre dynamique de l’énonciation. Ainsi il crée des univers, des sortes de territoires en kit qu’il nomme Structure Multifonctions, Functional Floor, Portable Art Structure ou Musée portable. Ce sont des structures utilitaires, modulables, des espaces qui ne se déploient que parce qu’ils sont peuplés, investis. Le geste qui peut les activer est leur raison. Ces structures sont des fictions spatiales latentes. Les travaux de Nicolas Floc’h ne relèvent en rien du formalisme logique, ils s’inscrivent bien plus dans un champ d’expérimentation phénoménologique. Ils mettent à l’épreuve le postulat que Merleau-Ponty désignait sous l’expression de la « foi perceptive ». Selon le philosophe, nulle action ne saurait être entreprise sans une croyance naïve en l’effectivité des choses. Or les choses n’existent que dans un environnement, une série complexe d’interrelations. Il écrit dans la Phénoménologie de la perception : « Le sentant et le sensible ne sont pas l’un en face de l’autre comme deux termes extérieurs et la sensation n’est pas une invasion du sensible dans le sentant. C’est mon regard qui sous-tend la couleur, c’est le mouvement de ma main qui sous-tend la forme de l’objet ou plutôt mon regard s’accouple avec la couleur, ma main avec le dur et le mou, et dans cet échange entre le sujet de la sensation et le sensible on ne peut dire que l’un agisse et que l’autre pâtisse, que l’un donne sens à l’autre. (...) Ainsi un sensible qui va être senti pose à mon corps une sorte de problème confus. (...) Si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rêve ou de dépersonnalisation comme nous l’éprouvons par cette sorte de stupeur où elle nous met quand nous vivons vraiment à son niveau » (2). Ce problème confus posé par le sensible au corps est au cœur du travail de Nicolas Floc’h. Qu’ils s’agissent des fictions comportementales, des fictions spatiales latentes, de la production des objets bavards ou muets, tous ces travaux s’enracinent dans cette manière de prendre au sérieux la sensation, d’essayer de vivre à son niveau à travers une grammaire nécessairement inadéquate, trouée.
(1) Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein, Tel, Gallimard, p. 39, 1961. (2) Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty, Tel, Gallimard, pp. 248-249, 1945.
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Fragments d’un entretien entre Nicolas Floc’h et Philippe Van Cauteren. Hambourg, le 7 août 2004, In other Words, p134-140, Ed Roma Publications
- Ma première question concerne l’idée de traduction. De manière générale, l’art peut être vu comme un grand proces- sus de traduction. Je me demande ce que signifie pour toi ce processus ?
Traduction ? Oui. Je n’en parle jamais, mais cela me fait penser à ma formation initiale. Avant mon Master of Fine Arts à la Glasgow School of Art, j’ai fait des études de philologie, une maîtrise d’espagnol. Un des principaux éléments de l’apprentissage d’une langue est la traduction, c’est-à-dire ce passage, cette transformation, d’une langue à une autre. Dans les Écritures productives, dans ce rapport tautologique entre le mot et la chose, il y a l’idée d’interroger l’origine du langage dans ce processus binaire image/sens. Les mots ne sont pas figés, et les Écritures productives établissent bien ce rapport spécifique d’existence du langage : le mot y pousse, s’y développe, change et s’y transforme.
-Tout à fait, la transformation peut être synonyme de traduction. Elle n’est pas un élément en mouvement, dans le sens de la mobilité, mais un objet qui se métamorphose. Je vois cela de manière récurrente dans ton travail.
Parlons d’abord d’un projet établissant une relation directe à la traduction. Je pense au projet Épicerie/Portable Store de Chicago, en 1999, où j’avais décidé de planter les Écritures productives en langue anglaise et de réaliser, à la galerie Temporary Services, une épicerie. Il y avait cette idée non pas de traduction, mais de rapport bilingue aux choses, en l’occurrence ici des plantes.
-En quoi ce rapport aux plantes serait-il bilingue ?
C’est le rapport à la formation d’un mot qui, suivant sa localisation géographique, présente une morphologie différente en devenant physique. Je parle de rapport bilingue dans la mesure où nous avons dans les Écritures productives un rapport à l’origine du langage. Par exemple, le mot Fraise apparaît en France et le mot Strawberry en Angleterre. Si le projet de Chicago avait pu exister, tel qu’il avait été envisagé initialement, nous aurions eu une traduction des Écritures productives, soit une image de Fraise et de Strawberry. Il y a là tentative de traduction et en prenant le mot de manière littérale, je pense que c’est le seul projet qui y réponde directement.
-Traduire c’est déplacer une chose dans un autre lieu ou un autre système de pensée.
Oui, c’est de l’ordre du déplacement. Cela rejoint une manière que j’ai de travailler où, très souvent, les œuvres ne sont pas figées. La sculpture n’est pas posée mais activée, animée. Cette activation n’est pas mécanique mais humaine, elle prend en compte l’imaginaire de l’autre, elle repose sur un espace ouvert. La Structure Multifonctions est une invitation faite à des artistes où l’objet fonctionne comme un scénario ou une partition. Avec le Beer kilometer, le public s’approprie la pièce, la transforme. Ce sont des “sculptures performatives”. Je perds le contrôle de la pièce, c’est de l’ordre de l’abandon programmé. Et je rejoins, ici, l’idée de la traduction, ou cette notion d’abandon de l’état ou de la chose originelle par l’appropriation par quelqu’un d’autre, implique un glissement inévitable du sens.
-J’ai l’impression que la relation au quotidien qui te préoccupe dans les Écritures productives, ou d’une autre manière dans le Beer Kilometer et dans Anna’s Life, est extrêmement prégnante?
Dans les Écritures productives, le quotidien est effectivement essentiel dans la mesure où le travail est un processus ancré dans le quotidien et où il n’est pas modifié physiquement. Je dirais que mon intervention se place comme un glissement psychologique vis-à-vis du réel, un changement d’affect. Je parle non d’une modification du quotidien mais d’une modification de sa réception. Les tomates sont les mêmes que n’importe quelles autres tomates mais leur contexte d’émer- gence est différent. Le contexte va changer la manière que l’on a d’appréhender la tomate, il va donc modifier psychologi- quement le regard que l’on porte sur elle, c’est ce que je nomme affect. Je veux dire qu’une tomate que j’ai produite n’a pas la même histoire que celle d’à côté qui elle ne provient pas du mot Tomate. Ce qui la différencie de l’autre c’est ce que je raconte. La personne qui va passer sur le marché et m’acheter ces tomates ne va pas les payer plus cher, elle a juste un certificat qui prouve qu’il s’agit d’un Produit-Art et un texte qui lui explique le processus. Une femme me demandait si mes tomates avaient le même goût que les autres tomates, je lui ai répondu : “Non, car on ne les mange pas avec la même conscience”.
-Tu interviens généralement d’une manière très simple, ce qui caractérise d’ailleurs ton travail, par un acte direct, presque phénoménologique.
En effet, comme dans la pièce Performance, 21 août 1994, je voulais juste être là, simplement, immobile. Je voulais faire une performance où j’étais immobile, où le mouvement ne provenait pas du performer mais de ce qui l’entoure. Cette notion m’intéressait par rapport à l’idée même de performance. Un autre élément essentiel était d’amener les gens à regarder ce qu’ils ne regardent pas d’habitude : on ne concentre jamais son regard durant une heure sur la mer qui baisse. Je voulais que ces personnes assistent à l’apparition, la découverte d’un paysage. On part d’une surface, de deux monochromes, la mer et le ciel qui se confondent presque. Tout doucement, les rochers apparaissent, et leurs volumes viennent percer l’aplat. Je voulais être là et ne pas être là à la fois, me confondre avec le paysage avec des vêtements de la couleur des rochers.
-Est-ce qu’il y avait déjà dans Performance, 21 août 1994, un intérêt pour la peinture ? Quand j’ai vu la vidéo, j’ai pensé immédiatement à des Marines, au rapport à la nature, au temps…
On peut penser à des peintures marines, mais mon attention ne se tourne pas vers celles-ci. Cependant, le temps et la nature sont des composantes essentielles dans mon travail. En termes de relation à la peinture, je tends plus naturellement vers le monochrome et la peinture abstraite.
-Tu mentionnes le monochrome, mais il y a aussi l’eau avec ses flux et ses aspects picturaux, opaques, ses réflections. Je pense à l’installation Monochromes mais aussi à la photographie Écailles.
Il y a là, évidemment, ce rapport à l’eau, à sa surface. J’ai passé toute mon enfance au bord de l’eau et mon adolescence sur des bateaux. À 17 ans, j’étais matelot embarqué pendant un an et demi sur un chalutier. Il y a toujours ce rapport à la surface de l’eau, cette “limite” monochrome. En haute mer, c’est une étendue complètement mystérieuse, une surface ouverte qui ne nous livre que peu d’informations sur sa profondeur. Le regard pénètre la densité de la couleur. En plongée, la sensation peut être la même si l’eau est trouble ou lorsque l’on remonte des profondeurs et que l’on regarde vers la surface. Je pense, par exemple à Underwater Monochrome, une vidéo où je filme l’eau, la “densité trouble et aqueuse” d’un étang. Le monochrome est, pour moi, un espace ouvert où l’on peut projeter un imaginaire. L’absence de point d’accroche permet de le pénétrer, d’y plonger, de flotter à l’intérieur. La surface est aussi l’espace de l’imaginaire quand on travaille sur un bateau de pêche. Il y a toujours cette excitation du chercheur d’or, de la découverte du pois- son inattendu, de ce que l’on va remonter dans le filet. Il y a toujours cette idée de pêche miraculeuse.
-Dans ton travail, la collaboration ou le dialogue est quelque chose qui se répète et que l’on peut constater dès le commencement.
En ce qui concerne les collaborations, j’aime être dans des situations inconnues. Je trouve que l’inventivité de l’autre est intéressante et importante. Elle peut engendrer des développements impossibles à réaliser autrement. Si on prend la Structure Multifonctions, elle a un intérêt en elle-même comme objet mais le processus dépasse l’objet, ce n’est pas une simple sculpture. Le projet inclut la participation de l’aut- re. Chaque projet est autonome et en même temps prend un nouveau sens lorsqu’il est confronté aux autres interventions. Il est intéressant de voir comment des imaginaires vont s’approprier une même chose.
-Mais quand tu développes la Structure Multifonctions, tu proposes un cadre dans lequel des gens peuvent évoluer, est- ce que tu n’as pas des attentes particulières ?
Bien sûr, j’ai des attentes, mais cela peut dépasser mon imaginaire. Dans l’utilisation qui a été faite de la Structure Multifonctions avec Rachid Ouramdane et Christian Rizzo nous partions d’une structure relativement minimale pour en arriver à une structure plutôt baroque. Ces glissements-là n’arriveraient jamais sans les participations d’autres person- nes et sans un certain abandon de la pièce, sans cette perte volontaire de contrôle. Ce glissement s’opère dans les deux sens. La Structure Multifonctions vient aussi modifier le travail des personnes qui interviennent en donnant une sorte de colonne vertébrale au projet. Ce double glissement existe aussi avec le Musée Portable exposé, à l’état de projet, en 2000 à la galerie Le Sous-sol. Ce projet antérieur à la Structure Multifonctions présente des similitudes avec celle-ci dans la mesure où des commissaires d’exposition viennent se l’appro- prier. Cette structure possède, à l’instar d’un lieu d’exposition, une identité spatiale mais avec la particularité d’être mobile. Le Musée Portable devient en même temps le support et la contrainte des projets.
-Pour montrer la diversité des collaborations et la manière dont tu approches plusieurs disciplines, j’opposerai deux projets : d’un côté le projet pour Over the Edge à Gand en 2000 avec Micha Deridder qui est artiste et styliste et de l’autre les Fashion Paintings, chutes de tissus provenant de Christian Lacroix, Shinishiro Arakawa, et la maison Cacharel.
Pour Over the Edge, j’ai eu le projet de faire des lettres-vêtements pour les disséminer dans la ville comme un texte potentiel. À partir de là, j’ai fait appel à Micha Deridder pour travailler avec moi et nous avons développé ensemble le projet Abécédaire. Pour les Fashion Paintings, c’est complètement différent. J’ai d’abord obtenu l’accord des couturiers pour récupérer des chutes de tissus de leurs collections. Les tissus devaient présenter un motif dessiné par le couturier ou avoir été directement travaillés par celui-ci. Je les ai choisis et utilisés tels quels. On est plus proche ici des Peintures recyclées où je demande à des artistes des peintures qu’ils conservent, mais ne veulent plus montrer, pour dissoudre la surface picturale. Pour ces collaborations, il s’agit plus de recyclage.
-Cette notion de recyclage existe aussi avec Novo 3/4 que tu as fait autour du film Novo de Jean-Pierre Limosin.
C’est une forme de récupération, de recyclage d’un espa- ce-temps, d’un hors-champ. Dans Novo 3/4, je pouvais obtenir des images d’un statut inhabituel, quasiment “objectives”. À aucun moment je ne choisis ce que je filme ou ce que je monte. Trois caméras mini DV sont accrochées à la caméra 35 mm et décrivent les mêmes mouvements. J’ai les mêmes valeurs de cadre que la caméra principale, mais avec des axes décalés de 45° ou 180°. Je reprends exactement le même montage, les mêmes séquences, les mêmes prises que celui du film. Le montage dépend du film “original”.
-N’y a-t-il pas une récupération de réalités, de bouts de vie ?
Oui. De toute façon c’est un statut d’image qui ne correspond à aucun statut d’image puisque le seul choix c’est le dispositif. Mais, tu parlais tout à l’heure de déplacement et tu évoquais Anna’s Life en relation au quotidien. Pour moi ce film est une fiction, seules les images vont nous raconter une histoire. Il n’y a pas d’autres textes, d’autres paroles que le titre. Cette histoire est ouverte, elle est très proche de la vie : on monte et on descend des escaliers, on ouvre des portes mais on ne sait jamais sur quoi. Il s’agit également d’un travail photographique sur la ville de Tokyo, cette fois presque documentaire : visiter la ville par le biais d’un personnage. Quand je parle de travail photographique, je pense qu’une photogra- phie rend très difficilement ce que peut être une ville comme Tokyo avec ses flux et mouvements constants. Pour moi c’est La Ville ! Où la circulation ne se passe pas uniquement au niveau du sol, il y a beaucoup de niveaux, de strates.
-Les cannes à pêche que tu as utilisées pour Numéro sont japonaises ? Mais leur provenance n’a peut-être pas d’importance finalement ?
La seule importance dans le fait qu’elles soient japonaises, c’est leur volume. En allant au Japon, j’étais persuadé de trouver des cannes à pêche télescopiques qui repliées prendraient peu de place. Les cannes à pêche françaises font 1m repliées alors que les japonaises font 30 cm en moyenne avec un diamètre inférieur. Il y a là ce même rapport à l’objet que dans Habitat ou les Portable Art Structures, c’est cette idée d’un objet à la fois minuscule mais qui peut se déployer jusqu’à occuper un volume important. Ces objets présentent une mobilité potentielle et permettent d’opérer des métamorpho- ses. Ces cannes, je les ai utilisées pour Numéro, la pièce que l’on a conçue avec Emmanuelle Huynh et lors de deux perfor- mances avec Alain Michard au Japon et à Dunkerque. J’ai pensé ces objets en rapport avec la performance ou la danse pour leur capacité à inscrire dans l’espace des lignes, des courbes, des tensions.
-Je remarque que tu fais souvent référence dans ton travail à la sculpture mais plus encore à la peinture. Dans ce sens peux-tu nous présenter le projet d’exposition de l’année prochaine, à Poitiers au Confort Moderne ?
L’exposition au Confort Moderne portera en totalité sur la référence peinture. Je vais prendre un autre exemple : la pièce Pélagique que je prépare pour le Capc de Bordeaux. J’ai répondu à une invitation qui concernait une exposition sur la nourriture. Bien sûr, j’aurais pu montrer les Écritures productives, mais j’ai décidé de prendre la nourriture sous un angle moins évident et de jouer sur l’idée du piège. Un double piège : celui qui permet d’obtenir la nourriture, c’est-à-dire le filet, et l’autre, visuel, celui d’une perspective géante, piège du regard, qui replace l’objet, dans le contexte de la tradition picturale. Le filet pélagique est un objet fonctionnel. La pièce peut potentiellement pêcher. Les premières mailles sont gigantesques et forment un couloir en perspective pour éviter une trop forte prise du filet dans l’eau. Les codes couleurs des premières mailles, bleu, vert, rouge, permettent aux pêcheurs de se repérer lorsqu’ils réparent les filets. Il est à plat sur le sol ou déployé en volume dans l’eau, mais invisible, sous la surface, sous le monochrome. La perspective est sous le monochrome.
-En parlant des couleurs : au contraire à Poitiers il y aura une absence de couleurs…
Je veux travailler sur des oppositions comme le noir et le blanc en intégrant les variations de gris. Je travaille aussi pour Poitiers sur des motifs de camouflages de bateaux de la seconde guerre mondiale qui ressemblent à des fresques géométriques abstraites. Il y a une seconde raison liée à un contexte plus global, politique. Disons que ce contexte apparaît en toile de fond, mais ce n’est pas le débat ici. Il y a aussi une fresque décorative restaurée en 1852 par Joly-Leterme qui se trouve dans l’Église Notre Dame La Grande à Poitiers. Je vais la reproduire dans le Confort Moderne, ce sont des croix noires et blanches imbriquées peintes sur une colonne. Quand on les voit, on peut penser à des fresques de Sol Lewitt mais aussi à Malevich, or ce motif a plus de cinquante ans. Le camouflage qui sera reproduit sur la façade date, quant à lui, de la seconde guerre mondiale. Camoufler implique un danger et le lieu s’appelle le Confort Moderne, ce n’est pas un nom neutre…
-Dans un certain sens, les projets sur lesquels tu travailles maintenant pour Hambourg et pour Poitiers comme Splashing Walls, Yagli Güres (lutte turque à l’huile) ou Le Grand Splash sont liés à la peinture, mais une idée de danger apparaît aussi en toile de fond.
À la fois une idée de danger, de violence sous-jacente mais aussi un côté burlesque. Faire le choix de la peinture, c’est se recentrer autour d’une chose essentielle, constituante, commune et historique. Choisir la peinture, c’est se poser la question de la source, remonter le flux pour en éprouver l’étendue et l’origine. Il s’agit de concentration, de synthèse. Je ne vois plus la peinture ancienne comme je la voyais il y a dix ans. Le regard change, cela influence ce qui se passe dans le travail. Il y a un regard vers des champs et des temps divers, il n’y a plus une vision chronologique mais il y a un regard multidirectionnel, cela veut dire que tout peut être pris en compte d’un point de vue contemporain : une peinture du XVIe est aussi intéressante qu’un jardin zen qui a plusieurs siècles, qu’une fresque du XIIe ou une œuvre des années 1970.
-D’ailleurs, tu sais qu’un jour on a demandé à Gerhard Richter pourquoi il a commencé à peindre des monochromes gris. Et il a répondu : “À un moment, je ne savais plus quoi peindre et j’ai commencé par me dire, je vais juste faire un tableau gris”. Et du rejet d’un sujet, il a découvert les variétés ou les nuances du monochrome, et du gris. Chez toi, dans les premiers travaux, les Écritures productives et même la pièce de Gand, l’Abécédaire, il y avait un aspect très communicatif, tourné vers un public. Aujourd’hui, en revanche tu as modifié ton attitude ?
Oui, une chose s’est transformée mais je ne crois pas que ce soit à cet endroit. J’avais une discussion avec un ami qui me disait “la belle peinture est derrière nous”. Je n’étais pas d’accord car la problématique n’est pas là. On ne peut pas dire cela car elle n’est ni derrière, ni devant nous, ni à côté : on s’en fout ! Je pense que quand j’ai arrêté de peindre, car avant de recycler mes ou des peintures, je peignais, c’était par réaction. Je me disais que je ne pouvais pas peindre, que je ne pouvais plus peindre avec ce que je voyais. Je n’y arrivais plus, je ne pouvais pas aller vers la peinture, ce médium n’était plus pertinent à mes yeux, j’avais un raisonnement linéaire. C’est pourquoi j’ai abandonné la peinture. Je pense aujourd’hui que le médium est un outil et que son histoire peut l’être aussi. L’idée de dépassement est caduque à mes yeux. Je pourrais refaire de la peinture et j’en refais d’une autre manière. Peindre n’est pas un but, mais un moyen, je peux peindre comme je peux filmer, photographier. C’est peut-être cela qui a changé !
Pour en revenir directement à la question de la participa- tion du public. J’ai qualifié tout à l’heure le Beer Kilometer, que je viens de réaliser, de sculpture performative. Le public “performe”. Disons qu’il a la possibilité de participer. La bière est gratuite, il suffit de la ramasser et on lui indique qu’il y est autorisé. Par cette action, il modifie l’œuvre. Il faut préciser que 6015 canettes bien alignées sur des dizaines de mètres, ça donne envie de donner des coups de pied dedans surtout si c’est permis. Le Beer Kilometer était un espace hyper réglé, strict formellement et à la fois un espace de liberté totale. Le public devient responsable du devenir de la pièce et de ses variations. Cette relation à l’autre qu’il y avait dans les Écritures productives et aussi dans le Beer Kilometer ou dans la Structure Multifonctions, n’apparaît pas dans toutes les pièces. Je ne veux pas que ce soit systématique, quand cela a une validité par rapport à un travail, j’implique le public.
-C’est possible que je me trompe : mais n’y avait-il pas un projet jumeau et homonyme au Beer Kilometer ?
Oui, bien sûr, depuis le début. C’est en relation au Mètre Étalon de Duchamp avec la ficelle que l’on lâche et qui en retombant forme une ligne courbe, aléatoire. Ici, c’est un personnage qui marche, complètement bourré à la bière. Il y a un travelling arrière avec un compteur au mètre près qui va reculer sur 1km. Le plan se fait sur un mouvement de caméra. La personne s’arrête avant la caméra, elle a déjà parcouru le kilomètre, sa trajectoire n’étant pas rectiligne.
-C’est comme la paraphrase d’une œuvre d’art qui serait entre l’ironie critique et l’hommage. Est-ce une chose que tu pourrais développer car c’est très présent dans ton travail et très particulier?
En l’occurrence, oui le Beer Kilometer implique une référence directe mais est complètement autre chose. Ce que la pièce propose et montre est ce qui se passe, ce qui s’est passé pendant les cinq à six heures de performance de la part du public lors du vernissage. Les réactions étaient complètement incroyables, sociologiquement et humainement. Des per- sonnes sont venues me parler pendant toute la soirée, certains culpabilisaient d’avoir “détruit” un morceau du Beer Kilometer, d’autres étaient offusqués car certains donnaient des coups de pieds dans des rangs si bien alignés. Il y avait cette volonté de déranger l’installation, de se l’approprier. Certaines personnes commençaient à construire d’autres choses. La pièce provoquait des réactions assez étonnantes.
-Comme un jeu d’inversion des valeurs.
Oui, tout à fait et puis il y a aussi un jeu de désacralisation. Je pense ici à Allan Kaprow et à un passage issu de La Véritable Expérimentation écrit en 1983 et compilé dans L’Art et la Vie confondus : “En simplifiant, l’art semblable à l’art considère que l’art est séparé de la vie et de tout le reste, tandis que l’art semblable à la vie considère que l’art est en liaison avec la vie et avec tout le reste. En d’autres termes, il y a un art au service de l’art, et un art au service de la vie. Celui qui fait de l’art semblable à l’art tend à devenir un spécialiste et celui qui fait de l’art semblable à la vie, un généraliste.”
-D’une certaine manière tu fais une citation de plusieurs artistes au même moment ?
Oui, pour le Beer Kilometer, la pièce est calquée sur le Broken Kilometer de Walter de Maria, mais on peut aussi penser aux installations de certains artistes pop. En fait, je pense aussi à cette pièce de Poitiers où il y a une fresque qui a mille ans et qui n’est pas du tout nommée comme une œuvre d’art, c’est plutôt un motif décoratif dans une église que je replace dans un contexte d’exposition. Elle apparaît néanmoins en référence à une histoire de l’art nettement postérieure, à travers l’œuvre de Sol Lewitt. Ce sont des choses auxquelles je reviens régulièrement mais c’est aussi un besoin de désacralisation, c’est revenir simplement à la phrase de Filliou “ l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art”.
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Réponses écrites de manière simultanée d’Emmanuelle Huynh et Nicolas Floc’h à une série de questions qu’ils se sont posées. Angers, le 22 Octobre 2004. In other Words, p170-172, Ed Roma Publications
1. Comment avez-vous été amenés à travailler respectivement dans une autre discipline, les arts plastiques ou la danse?
NF : Les premières expériences marquantes dans mon travail sont liées à la performance ou comportent un aspect performatif. Performance, 21 août 1994, est un mode d’apparition immobile, une performance où le mouvement est extérieur au performer. Ce geste extrême d’un point de vue performatif, être immobile, m’a obsédé pendant plusieurs années au point de ne pas pratiquer une performance nommée. J’étais simplement là. Je continuais dans les Écritures productives une pratique performative liée à un quotidien, une performance non nommée, composante essentielle du travail, apparaissant en toile de fond. Cette pratique correspondait à l’apprentissage de nouveaux métiers : planter des légumes, fabriquer et récolter du sel, vendre des produits sur les marchés. La pratique était quotidienne. En 2000, la rencontre avec Emmanuelle Huynh marque le début de mon travail avec la danse. C’est aussi le retour à une pratique du mouvement et une implication physique.
EH : La première expérience fut Factory, collaboration entre le chorégraphe Hervé Robbe, avec lequel je travaillais et le sculpteur anglais Richard Deacon, créée à la Ferme du Buisson en 1993. Le public partageait l’espace avec les sculptures et les danseurs. Ma conception de l’espace s’est élargie et j’ai aimé ce rapport très direct avec le public, occasionné par l’usage des sculptures de Richard. Depuis 1996, je suis interprète de la performance de Frédéric Lormeau, Vasque Fontaine/Partition Nord. C’est un rituel écrit, très exigeant en terme de résistance physique, qui contient un bref moment d’improvisation. Erik Dietman m’a demandé en 1997 d’être sa main dans « le modèle modèle modèle » hommage à Rodin, et de modeler/marteler/imprimer avec mon corps dix tonnes de terre réparties en parallélépipède, cônes, igloo, phallus dressé ! Il était entendu qu’il signerait les pièces que le hasard de mes empreintes et celles de Catherine Contour appelée en renfort, produirait. Récemment, j’ai conduit une « visite guidée » dans une exposition monographique de Fabien Lerat où je performais/commentais le rapport à ses objets à habiter. Ces expériences sont des moments où je peux observer de l’intérieur le processus de travail d’une autre discipline et la réponse aux questions : quelles idées traversent tel objet ? Ou quel objet pour quelle idée ? La rencontre avec Nicolas en 2000 a produit une autre nature de collaboration. Nous travaillons ensemble comme auteurs, depuis des disciplines différentes, d’objets communs.
2. Que permet pour chacun la confrontation avec le travail de l’autre ?
NF : Travailler avec l’autre permet le déplacement. Un déplacement de sa pratique quotidienne, un glissement sémantique ou physique. Du point de vue du corps, travailler avec la danse c’est se placer dans un temps, un déroulement. Intervient alors une dramaturgie mais aussi une gestion de l’espace constamment redéfinie. D’un point de vue plastique, travailler avec la danse me permet de développer un travail de sculpteur. Être le sculpteur d’une forme qui n’existe pas puis- qu’elle est à chaque instant réinventée.
EH : Elle permet (et oblige) de traiter ensemble des questions dont je suis d’ordinaire seule responsable : espace, temps, rapport aux objets, statut du corps. Cela engage donc un fort déplacement de vision. Ainsi qu’une modification de pratique : par exemple, je m’échauffe moins mais je regarde plus !
3. Bord est une pièce d’Emmanuelle Huynh, en quoi la collaboration avec un plasticien est-elle particulière, qu’est-ce qui la différencie d’un travail avec un scénographe?
NF : Mon travail n’est pas celui d’un scénographe car il déborde l’espace scénique. Il est une extension d’une pratique extérieure à cet espace, c’est une traversée, l’espace n’est pas circonscrit. Une sculpture/structure comme celle de Bord est un objet polymorphe, à la fois objet plastique changeant et colonne vertébrale d’un déroulement temporel d’occupation d’un espace.
EH : Je n’ai jamais travaillé avec un scénographe. Quand j’ai rencontré Nicolas , je me posais la question d’une nouvelle alliance corps et texte. Il me fallait créer le lieu d’émergence de cette alliance. J’ai donc demandé à Nicolas de nous produire des tables que nous pourrions reconfigurer sans cesse. Celles-ci ont une identité (poids, forme, texture), une présence qui induisent une gestion spécifique du temps et elles sont protagonistes de la pièce au même titre que les poèmes de Christophe Tarkos ou que les danseurs. Elles ont aussi un statut instable. Elles sont des cachettes, une scène, des tranchées, un podium, une échelle, une trappe… Elles transforment l’espace et le mouvement .
4. Numéro : objet chorégraphique ou plastique ?
NF : Objet hybride. Numéro est un objet élaboré de maniè- re commune sans qu’aucun d’entre nous ne soit dans la position du spécialiste. Travailler les objets dans l’espace et le temps. La tension posée dès le début de Numéro par le fait de lancer des lumières vertes (fixées à des flèches), sortes de tirs lasers cinglants, marquent l’espace. Les lignes des cannes se courbent. La ligne est sonore, la ligne est télescopique, la ligne est pointue. Les corps et les masses modifient l’espace. L’objet permet la métamorphose, le corps la réalise. Corps et objets se confondent, forment une image commune. Choré- plastique ou plastigraphie, le mot importe peu.
EH : Numéro a aussi une identité instable. La règle de départ est d’être en jeu ensemble dans l’espace. Les objets « pauvres » utilisés (cartons, cannes à pêche, feuilles de papier kraft) sont détournés de leur fonction habituelle ; nous composons avec eux des images qui font glisser leur usage/signification. Un même objet change d’identité plu- sieurs fois : la canne à pêche est une flèche qui devient pique de matador, ongle géant et enfin bâton de mikado. Le corps humain perd son statut à plusieurs reprises : l’homme-boîte ou le tapis rampant sont des glissements physiques et sémantiques ! Le temps et l’espace de Numéro ont aussi été guidés par le constat (révélé dans l’après-coup des premières recherches) que nous faisions un tour de magie, que j’étais une sorte d’assistante du prestidigitateur et que nous présentions des saynètes : apparition/disparition d’un corps, la boîte transpercée. Une dramaturgie plastique s’est imposée.
5. La Feuille, suite de Numéro ? NF : La Feuille est la dernière superproduction en cours.
Ce projet est une commande de Bertrand Godot, pour la Cha- pelle du Genêteil à Château-Gontier. La performance doit avoir lieu au mois de janvier dans l’exposition de Christophe Cuzin. Christophe travaille sur des aplats monochromes, nous avons donc décidé de travailler à partir d’un élément présent dans Numéro, la feuille de papier. Cependant, ce travail est beaucoup plus lié que Numéro à un aspect « traditionnel » des arts plastiques, la sculpture et la peinture. Dans La Feuille, l’aplat monochrome prend forme, le monochrome se déploie, se dresse, longe les murs, s’aplatit au sol. Le papier brillant rouge ressemble à de la tôle froissée. La tôle se pose, se déploie, un volume se forme, répond à un autre. Le mouvement révèle les images.
EH : Oui, au sens où nous isolons un élément de Numéro, la feuille de papier, et que nous travaillons exclusivement cette idée. La feuille, objet élémentaire de celui qui dessine, subit des transformations durant la performance et passe par les statuts de monochrome, aplat, sol, sculpture, son. Dans cette pièce, le corps humain est caché mais reste très présent tout le temps.
6. Plasticien danseur et danseuse plasticienne ou tout simplement « fuck the » catégories.
NF : L’origine est importante mais pour moi la catégorie est fausse. On vient de quelque part, dans mon cas les arts plastiques, et le travail a différents lieux et modes d’émergence. Le médium est un moyen, un outil. Catégoriser un travail en limite la lecture. Plus que le médium c’est la lecture qui crée la catégorie. J’entends souvent cette phrase concernant mon travail : « transgresser les frontières ». Pour moi la frontière n’a aucune importance et je ne cherche à transgresser aucune frontière, je ne m’en occupe pas. Le travail émerge où il doit émerger, « fuck the » catégories.
EH : Fuck the catégories absolutly et surtout ceux qui veulent nous les coller !!! Je ne suis pas plasticienne, Nicolas n’est pas danseur mais nos disciplines se déploient toutes deux dans le temps, l’espace, elles utilisent le mouvement et aiment la transformation des corps, des choses et des mots. On s’amuse beaucoup à le faire parfois ensemble ! Je vais là où le travail m’amène : au Japon, c’est vers les cuisiniers, les charpentiers et les maîtres d’ikebana !
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L’UBIQUITE RENDUE VISIBLE, Pierre Giquel. In other Words, p202-203, Ed Roma Publications
À propos d’ubiquité, nous associons inévitablement le mot don. Le plus souvent négativement, si nous tenons à notre appartenance à une certaine rationalité, positivement si nous nous attachons au charme exploratoire, à une flexibilité, une élasticité où se multiplient les histoires, les lieux et les fonctions. Nicolas Floc’h s’accorde au second scénario, par un mouvement où les objets et les actes forment des liaisons qui dansent sur les catégories, écho heureux d’un air qui s’élance aujourd’hui quittant les centres, abordant les périphéries nerveuses, résonnant dans la vie et le temps, et faisant de la mal- léabilité le principe conducteur des « travaux et des jours ».
Un geste inaugural. Celui qui évoque l’oscillation. Un jeu avec les apparences, le piège visuel, la respiration. Devant le bord du monde. Un défi : si le gouffre est touché, on peut toucher le ciel. Et danser. Une date, le 21 août 1994. Un lieu : La Turballe. La vidéo devient le relais décalé de cette immersion. La halte à laquelle nous sommes conviés durera 59 minutes. Nous poursuivons des rêves, sans les mots. Qu’advient-il de ce caméléon qui pour reprendre son souffle se faufilera entre les mailles d’un milieu qu’on pouvait croire peu enclin à se laisser doubler, duper, attaché à ses règles surtout lorsqu’il feint d’en inventer de nouvelles ? Pour le plaisir, la faim sera trop forte. L’art sera abordé de biais. Dit autrement, il évitera la séparation. Il oscillera, désormais.
S’agissait-il de vivre un vertige ? Une transe ? Rejoindre des souffles ? En tout cas, sans le moindre cillement, interroger sa capacité d’être au monde et de le dire. Poser sa signature, dans l’écart. Poétiquement habiter le monde.
« Être un caméléon qu’on prendrait pour une fauvette », ce mot prêté à Nietzsche emporte l’adhésion si nous l’appliquons à Nicolas Floc’h. En effet, sans une hésitation, ce dernier s’engage dans le champ de l’art comme s’il voulait en même temps entraîner tout sur son passage, s’indexer des territoires étrangers, en infiltrer d’autres. Rendre caduque l’appellation contrôlée. Immobile et furtif à la fois, l’artiste organise des rencontres, ouvre des passages entre les disciplines. L’humour, parfois, est là pour ne pas nous faire oublier qu’il s’agit aussi de plaisir, celui qui mine les théories les plus échafau- dées, celui qui dépose son grain de sel au milieu des plats les plus fades. Les processus alors participent de ces conversa- tions croisées où le botaniste et le jardinier rencontrent l’épicier et le fin gourmet, où le danseur rejoint le designer, où l’urbaniste établit une relation avec le peintre, où un cinéaste réinvestit le film d’un autre, où le styliste renoue avec l’historien de l’art, où le pêcheur s’adresse à l’artiste…
Des Ecritures productives aux Peintures recyclées, des Fashion paintings aux Camouflages réalisés dans un contexte muséal ou urbain, du Functionnal floor aux Habitats, tout témoigne de dispositions aggravantes quant au sacro-saint statut accordé aux objets, aux gestes, aux fonctions. Nous parlions de processus, et déjà une intimidation semble surgir, nous nous trouvons piégés par un terme, le relief est déjà connu. Les enjeux déjà soutenus. Le terrain balisé. Mais aucune grille n’épuise la phrase commencée à être prononcée entre deux respirations et qui se prolonge aujourd’hui, presque indifférente aux rumeurs qui veulent l’indexer, l’arrimer à bon port. Nous sommes des travestis et nous nous saisissons de valeurs plurielles, de notes troublantes, plusieurs rôles nous sont offerts, nous abordons l’ère échangiste.
En impliquant l’autre, avec ses compétences, ses manques, ses désirs, l’artiste campe dans des régions qu’il ne soupçonnait pas. Et nous invite à les arpenter à notre tour. Il provoque l’événement. Il peut disparaître, s’immerger là encore dans un flux qui le tient à l’écart mais en éveil, il peut rejoindre les gestes les plus quotidiens comme les plus inouïs. Comme un voyageur qui s’intéresse à la forme qu’il construit lorsque surviennent les accidents, les changements d’horaires, ou climatiques, un déplacement rendu plus aisé ou difficile, il avance, s’emparant des figures de la certitude et les tor- dant, étonné des mouvements qui surviennent sous ses pas.
Par ailleurs, il nous faut le souligner : les dispositifs auxquels nous sommes confrontés relèvent d’une position morale. Ils impliquent une redéfinition des règles assignées à l’art, mais tout aussi bien aux relations sociales, au désir, à l’échange. Fustigeant sereinement, malicieusement, le pouvoir que l’on prête à l’art, et par voie de fait à l’artiste, notre coureur infatigable s’offre le brouillage comme stratégie de résistance, présent là où on ne l’attendait plus, s’échappant, vivant en pointillé, à nouveau actif sur les scènes, décidé à retourner les rôles, à multiplier les fonctions, à changer de dénomina- tion. Enfreindre les dominations qui excellent à soumettre les corps et les langues.
Et si tout cela n’était encore qu’un leurre ? Et que tout, ces déviations, ces chemins buissonniers, ces incertitudes, ne ramenaient qu’à un seul geste : peindre. Ou encore dessiner, écrire. Un geste où se trouveraient toutes les conditions du vrai. Contre la confusion des images. Et les mots qui les pro- longent. La criante obscénité des genres brutalement assagie, réduite en cendres, pour un moment d’éternité dans la lumière décapante d’un paysage d’août. Seule menace : l’ensevelissement. Comme une tentation à incliner le monde, à le voir se déteindre, pour exhiber sa couleur, seule, sa surface enfin délivrée. Les tableaux qui jalonnent les trajectoires de Nicolas Floc’h sont nombreux, insoupçonnables. Quand ils ne sont pas explicites, ils rôdent, ils s’éloignent pour mieux revenir, hors champ ils se tiennent toujours selon un degré de visibilité, à portée de main et d’œil. Au cœur des liquides, des eaux bouillantes, brille un feu monochrome. Comme le temps qui ne s’achève pas.
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(dé)faire des mondes Léa Gauthier, Mouvement n°17, p. 40-43, juin-août 2002
Nicolas Floc’h travaille l’art des combinatoires. Il explore les linéaments du langage, les différentes manières de faire des mondes.
Une boutade, un jeu d’enfant : des vaches dans un pré broutent le mot herbe, une galerie est mise en valise comme un crapaud dans une bouteille… En toute légèreté, Nicolas Floc’h se pose à la surface des choses et construit un territoire nébuleux. À partir de propositions simples, il creuse le réel et met en évidence les mécanismes de sa construction. Chaque pérégrination induit une manifestation plastique singulière. L’unité de son travail consiste en la cohérence d’un geste sans cesse recommencé, sans cesse déplacé, étiré.
Dans les Écritures productives (1995 – 20—), le mot produit la chose comme la chose, le mot. Collusion du singulier et de l’universel. Nicolas Floc’h participe à tous les moments de la production : de la culture ou de la fabrication, en passant par la récolte, la diffusion, jusqu’au moment de la consommation. Il incombe d’abord à l’artiste de choisir le mot (poisson, sel, herbe, choux, etc.) puis sa géométrie détermine l’apparition et la productivité. Ainsi, il prépare le sol, fait des semis de Cosmos, surveille la pousse en prenant notes et photographies. Il ramasse les fleurs, les vend sur un marché en attribuant un certificat à l’acheteur, reçoit éventuellement une image du bouquet (prise par le client) et écrit, en un court texte clinique, l’histoire de cette production. Les Écritures productives orchestrent des rencontres, des transmissions de savoir-faire. Elles induisent une communication. L’univers tout entier contenu dans un mot devient en un clin d’oeil humoristique, détournement du marché de l’art en art du marché. Proposition extrême de création in situ, Nicolas Floc’h réintroduit la chose dans son histoire, donne corps au mot. Dire, faire et être existent dans un unique espace temps. Le mot devenant à la fois réalité singulière et désignation abstraite, pousse finalement le langage dans ses retranchements, là où le sens ne s’appréhende plus unilatéralement. Par delà la tautologie, le mot devient prisme, angle ou porte d’entrée. Chaque production renvoie finalement à un croisement de mondes. Dans ces actions, Nicolas Floc’h se met au service du devenir chose de ce mot. L’art n’est alors plus une sphère hermétique séparée. Il devient transversalité, tout à la fois pêche, agriculture, artisanat, etc. Par effet boule de neige, le procédé plastique, léger au départ, contamine tous les stades du processus. En dernière instance, ce travail révèle la plasticité de l’artiste lui-même. Le mot devient prétexte à aventure ; l’art prétexte à investigations perceptives. Dans les Écritures productives, Nicolas Floc’h prend ainsi au mot un fragment de langage. Même regard porté, simplement transposé, dans Structure multifonction, il module des entités d’espace : le jeu de mot devient jeu de mécano. Des plaques de métal sont des unités spatiales, qui s’adaptent ou rivalisent avec l’espace d’accueil. Combinées, elles forment des volumes, des reliefs, inventent chaque fois une nouvelle géographie et appellent de nouvelles manières de la peupler. Cette sculpture en perpétuelle évolution, devient matière à l’histoire d’une gestuelle qui n’incombe plus seulement à l’artiste. L’espace est interstice, proprement interactif : tout à la fois contrainte et territoire d’exploration. Nicolas Floc’h met cette structure à disposition, pour utilisations diverses. Elle devient scène, lieu d’exposition, ou bien buvette, etc. Il propose à des danseurs, Rachid Ouramdame et Christian Rizzo, d’inventer une chorégraphie dans cet espace, eux l’invitent à danser. Tous trois déguisés en animaux de peluche, racontent une histoire de corps, toujours renouvelée. L’espace est ici déterminé par les gestes qui les déterminent en retour. Le corps révèle les possibles de l’espace comme l’espace révèle les possibles du corps.
Pour le philosophe analytique américain Nelson Goodman : « … faire le monde consiste à séparer et à réunir, et souvent les deux ensemble : d’un côté, diviser les totalités en parties, partitionner les genres en espèces, analyser les complexes en les traits qui les composent, établir des distinctions ; de l’autre, recomposer les totalités et les genres à partir de leurs membres, parties et sous classes, combiner les composants en des complexes, et faire des connexions. De telles compositions et décompositions s’accomplissent ordinairement, sont du moins facilitées ou consolidées par l’application d’étiquettes : noms, prédicats, gestes, images, etc. » 1 Le monde n’existe donc pas : il existe une pluralité de mondes dont les versions sont en concurrence. Si quelque chose comme la réalité existe, c’est donc que nous ordonnons nos perceptions en fonction de paramètres déterminables. Le réel change alors de configuration lorsque les paramètres sont modifiés. C’est sur cette architecture des mondes que travaille Nicolas Floc’h. Il isole des éléments simples, ouvre leurs possibles et tout en inventant un univers, il se fait archéologue du réel. Il part de noms, de prédicats, de gestes ou d’images et cette manière de déconstruire devient possibilité de réinventer.
Détournement de l’art
Avec humour Floc’h repousse les frontières du monde de l’art. Dans une alternance continue de maîtrise et de déprise, il se réapproprie les contraintes pour faire une oeuvre ouverte. Il offre une approche décomplexée de l’art, de son histoire comme de ses contraintes. Il recycle par exemple les toiles d’autres artistes, racle la peinture puis la concentre, fabrique une couleur type et la remet en tube. Mouvement sans cesse répété de réduction et d’expansion, ses recherches traduisent l’art en un terrain de jeu. Dans les Écritures productives, il reste en dehors des circuits de diffusion classique. Ni galerie, ni musée, ici le travail appelle comme cadre d’autres champs économiques, d’autres modes de présentation. Il se met à distance. Il en va de même dans Structure multifonction, son utilisation n’est pas rivée aux contraintes de présentation. Lorsqu’il intervient dans une galerie ou un musée, il fait en même temps la radiographie du lieu, révèle ses fondements. Ainsi, dans le Sol fonctionnel, le déplacement logique est local. Des plaques métalliques couvrent la surface du sol d’exposition. Découpées géométriquement, ce sol agencé selon un ordre différent se transforme en tables, tabourets, étagères, etc. Ce qui était artistique, devient fonctionnel. Deux regards, deux versions du monde sont matérialisées dans un objet décliné. Le sol devient fertile et produit les objets qui le meublent. La pièce met en évidence la spécificité de l’espace dans laquelle elle s’inscrit. L’art donne littéralement au lieu d’exposition de quoi travailler. Nicolas Floc’h raconte l’histoire spécifique de l’exposition.
Je veux parler de corps transformés Ovide, Métamorphoses.
Solidité et cohérence du contenu et de son développement, multiplicité et variabilité de sa forme, ces termes pourraient décrire de manière simple le travail de Nicolas Floc’h. Par l’exploration de différentes voies formelles, Nicolas Floc’h combine une fascination pour les processus naturels de croissance et de développement avec un intérêt pour les processus de production, de distribution, de circulation et de consommation des circuits de la mode et du design. Ce double intérêt et une préoccupation pour les lignes, les courbes et les formats l’incitent à questionner continuellement les limites entre l’art, les métiers d’art, les techniques artisanales et le design industriel.
Floc’h semble essentiellement intrigué par les processus de désintégration et de régénération, de déconstruction et de reconstruction. Le dénominateur commun des différentes pratiques qu’il entreprend se manifeste de plusieurs façons : par la recherche et l’analyse des caractéristiques essentielles de l’ancestrale discipline qu’est la peinture (Peintures Recyclées / Fashion Paintings / Mono- chromes), et par l’examen attentif des frontières de la sculpture et l’exploration de sa fonctionnalité (Functional Floor / Structure Multifonction). Ses sculptures sont des structures fragiles (Pélagique au Capc de Bordeaux), quasi immatérielles ou disparaissant graduellement et se décomposant, parfois comestibles ou du moins consommables (Écritures Productives / Beer Kilometer). Chaque œuvre a une structure cyclique ou est un système autonome et indépendant au sein duquel les processus de transformation ont lieu. Chaque installation ou sculpture fonctionne comme une performance endogène. Souvent, des personnes participent activement comme catalyseurs ; parfois, la performance se déroule sans intervention humaine dans un processus simple d’évolution, d’apparition et de disparition. Dans l’ensemble de sa pratique, Floc’h analyse le concept de transformation : il observe les changements et les transitions, révèle comment une chose se traduit d’un état vers un autre et tente d’établir une distinction entre ce qui est éphémère et ce qui est éternel, ce qui disparaît et ce qui demeure, à chaque état de la métamorphose…
Introduction de IN OTHER WORDS, Catalogue de Nicolas Floc’h édité par Roma Publications et produit par le Frac Nord-Pas de Calais, le Frac Champagne- Ardenne, la galerie Le Sous-sol, le ministère de la Culture et de la communication,CNAP, John Dory Productions, Roma Publications, Le Confort Moderne et W139, Amsterdam.
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L’INTRIGUE DU BANAL, Léa Gauthier, In other Words, p130-133, Ed Roma Publications
Le lendemain matin, je me suis réveillé alors qu’il ne faisait pas encore jour. Mes mollets me démangeaient de manière insupportable. Je les ai enduits d’une épaisse couche de pommade antihistaminique. Les minuscules grains noirs avaient plus que doublé de volume. En observant de plus près, je me suis aperçu qu’ils n’avaient pas seulement gonflé, mais qu’il y avait sous le grain noir quelque chose en forme de tige. On aurait dit un germe de soja, mais en plus fin. Cette sensation végétale m’inquiétait et, pour voir, j’en ai arraché un. Au lieu de se détacher, il s’est écrasé en sécrétant un liquide. Je l’ai examiné au moyen de la loupe de mon coupe-papier. C’était bel et bien une plante. Kôbô Abe, Cahier Kangourou, L’imaginaire, Gallimard, p.13, 1991
Imaginons que les mots aient perdu les sensations auxquelles ils correspondent. Imaginons que le réel soit en état de crise. Qu’il le soit pour un unique individu. Ce personnage connaîtrait le sens social des mots mais aurait perdu leur corollaire sensible. Un poisson ne serait plus rien que ce que l’on mange ou que le mot mis autour d’un verbe et d’un complément pour communiquer. Notre personnage ne serait pas malade, plutôt l’inverse. Un être malade n’est plus efficace. L’homme qui aurait perdu la relation sensible est d’une productivité sociale redoutable au contraire : il connaît l’en commun de la transaction, seule a disparu la relation singulière. Imaginons donc que le personnage sache pertinemment comment faire avec tous ces mots qui ne sont plus sensations. Seul un accident, une brèche ouverte par un événement peut signaler cette perte comme perte. À l’instar du roman d’Abe Kôbô, il faudrait que des plantes s’enracinent dans les jambes de cet individu pour que quelque chose du sentir fasse surface. Il faudrait que l’instance du processus parvienne à faire de nouveau corps. Cette fiction peut permettre d’ouvrir un cheminement, de dégager un axe interprétatif dans le travail de Nicolas Floc’h : l’essentiel de sa démarche relève peut-être d’une mise en question de l’environnement engendrée par un accident du mot, du geste ou du médium et de la prise en charge plastique de cet accident.
Fictions comportementales L’accident apparaît dans cette œuvre comme une manière de reprendre racine avec le sensible, d’affirmer un espace artistique, un territoire d’action. Il n’est jamais tragique, plutôt burlesque. Il s’agit d’un processus d’exagération logique qui permet de déplacer l’espace perceptif comme celui des instances d’attribution du sens. L’artiste invente des processus « pervers » qui mettent à jour des rythmiques narratives. Pour cela, il focalise son attention sur une gestuelle, un mot, une expression et mise sur une répétition acharnée, presque exagérée afin de dévoiler les modes de construction de la réalité. Ainsi dans la vidéo Anna’s Life, il ne prend de la vie d’une femme que la manière dont elle monte et descend des escaliers dans une ville étrangère. Les points de vue changent, les plans s’élargissent par moment. Rien n’est jamais saisi que ce mouvement inexorable, il devient l’argument d’un voyage, une façon de percer l’architecture d’une ville. Le mouvement isolé est pris au mot de l’image. Il ripe sans raison apparente. L’image devient l’accident d’un corps dans une ville, à moins que ce ne soit l’inverse. Cette question obstinée du sens d’un geste se retrouve dans le rapport construit de l’artiste aux mots. La distance entre une chose et son sens est probablement l’accident inaugural de la recherche plastique de Nicolas Floc’h. L’artiste renvoie la chose au mot ou signale que le mot n’est pas assimilable à la chose. Il joue de cette fameuse distance qui amusait les surréalistes, comme d’ailleurs beaucoup de modernes : le mot Chien n’aboie pas, et il faut bien faire avec. À travers la répétition, l’insistance, il prend ainsi l’attention au piège des reconnaissances spontanées. Dans les Écritures productives, le nom advient en même temps que la chose qu’il désigne. Le mot Cosmos par exemple se dessine lorsque poussent les fleurs, créant ainsi un univers sémantique au plus près de la tautologie. À travers cette inquiétude logique du processus de réalité, Nicolas Floc’h met en branle la question du leurre et du faux-semblant, de la malléabilité du monde. Si la chose advient en même temps que sa nomination, sa nomination implique simultanément l’appartenance au processus social : elle devient objet de transaction, acquiert une valeur économique comme une valeur d’usage. L’écriture productive du mot Poisson, tracé par le système informatique d’un chalutier, offre une pêche ; les poissons sont ensuite vendus sur un marché puis consommés lors d’un dîner. L’écriture productive est une coupe artistique dans le cours du monde où le plus poétique se construit en écho au plus usuel. La chose trouve ainsi, à travers son nom, une place dans le chaînon social. « Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis que parler des objets, je ne saurais les prononcer. Une proposition ne peut que dire d’une chose comment elle est, non ce qu’elle est », écrit Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus (1). Or dans ce travail, Nicolas Floc’h met le langage verbal à l’é- preuve de sa matérialité et contredit la logique première du philosophe. Il pousse à ce point le réalisme dans les retranchements de la tautologie qu’il déploie paradoxalement l’espace propre de la fiction. Dans les Écritures productives, cet espace s’associe de manière étroite avec une matière documentaire. Dans l’espace d’exposition, les Écritures productives ne s’appréhendent que de manière lacunaire. Ce que le visiteur peut saisir relève de la trace ou du témoignage, c’est à lui de reconstituer la trame narrative, le récit éventuel de l’aventure. L’exposition n’est qu’une phase du processus, son affirmation. L’espace poétique ouvert n’est donc pas en dernier lieu celui d’objets spécifiques : la fleur Cosmos produite dans ce cadre est identique à n’importe quelle autre fleur Cosmos. Les Écritures productives comme Anna’s Life construisent bien plus la fiction d’un comportement, celle d’un personnage qui tente de renouer les liens entre une chose et les autres points de la réalité avec lesquels elle a quelque chose à voir. Dans Le Jardin, Nicolas Floc’h revêt le rôle improbable d’un personnage qui prend soin de végétaux en plastique, comble d’un individu pris dans le cercle de la dématérialisation lexicale du monde. À la manière d’un enfant, l’homme/jardinier fait comme si… et dit par là même en creux les racines qui manquent. Le geste perd sa raison dans une répétition compulsive. Dimension performative, le cœur de la fiction est donc ce corps de l’artiste mis en scène par les processus des Écritures productives ou du Jardin. Ces fictions comportementales, Nicolas Floc’h les a également mis à l’épreuve dans les travaux qu’il a menés sur la scène, avec des chorégraphes comme Emmanuelle Huynh ou Alain Michard. La question de l’enracinement, de l’implantation environnementale se matérialise alors par exemple dans la relation entre les corps médiatisés par des sortes de tiges ou de cannes. L’environnement comme la relation définissent en retour le comportement, la gestuelle. Mais si les Écritures productives, Le Jardin ou les incursions chorégraphiques désignent le corps physique comme espace fictif, narratif, le travail de Nicolas Floc’h possède d’autres pans où les objets eux-mêmes sont en charge de leurs histoires.
L’auto-récit des choses Nicolas Floc’h crée une série d’objets bavards. Ces derniers assument et offrent l’expérience physique de la tautologie. Île est une pierre sur laquelle des huîtres se sont posées, la pierre parvient à se dire à travers le son qui en émane. Le rocher énonce l’univers marin qui le transforme en île. Ici c’est donc bel et bien l’objet qui signale perceptivement sa raison et offre sa définition en la soumettant à l’expérience sensible du spectateur potentiel. L’objet pervers se met lui- même en scène. Il est le produit de l’intervention artistique et son inertie physique rentre en opposition avec sa charge symbolique. Dans cette pièce comme dans Rivière ou Peinture, l’objet offre le récit dynamique de sa propre histoire, la partie dit le tout et l’inclut dans un jeu métonymique. Ce processus est également en acte dans les Camouflages où l’artiste habille des ronds-points municipaux de motifs militaires. Mais si le camouflage est d’habitude utilisé pour une dissimulation stratégique dans la nature, ici la nature est elle-même dissimulée en s’exposant dans la ville : le jeu de mots devient matérialisation du paradoxe de monstration. Pervertir le rapport de la chose à sa désignation devient une manière de mettre en crise le réel et de réanimer la perception. Les objets bavards sont souvent des détournements d’éléments naturels. Ils ont pour pendants d’autres objets, muets cette fois, qui plutôt que d’inclure leur condition d’existence dans un mouvement d’expansion sémantique sont ramenés à une nudité décontextualisée. C’est ce que l’on retrouve dans les Peintures recyclées. Là, Nicolas Floc’h récupère des peintures d’artistes vivants, les dissout et les remet en tube. Le nom des artistes devient simple marque et les tubes acquièrent simultanément une valeur artistique. En un pied de nez désacralisé au monde de l’art, Nicolas Floc’h pousse donc à l’extrême la logique de l’art citationnel. D’une manière analogue, dans la vidéo Painting le médium peinture est ramené à une définition usuelle primaire : la peinture a pour fonction initiale de recouvrir des surfaces. Pourtant, le recours à la vidéo apporte en retour à la peinture ce qui lui fait défaut l’instance du processus. Nicolas Floc’h désigne également ce qu’il manque à l’auto-récit des objets, des attitudes : le cadre dynamique de l’énonciation. Ainsi il crée des univers, des sortes de territoires en kit qu’il nomme Structure Multifonctions, Functional Floor, Portable Art Structure ou Musée portable. Ce sont des structures utilitaires, modulables, des espaces qui ne se déploient que parce qu’ils sont peuplés, investis. Le geste qui peut les activer est leur raison. Ces structures sont des fictions spatiales latentes. Les travaux de Nicolas Floc’h ne relèvent en rien du formalisme logique, ils s’inscrivent bien plus dans un champ d’expérimentation phénoménologique. Ils mettent à l’épreuve le postulat que Merleau-Ponty désignait sous l’expression de la « foi perceptive ». Selon le philosophe, nulle action ne saurait être entreprise sans une croyance naïve en l’effectivité des choses. Or les choses n’existent que dans un environnement, une série complexe d’interrelations. Il écrit dans la Phénoménologie de la perception : « Le sentant et le sensible ne sont pas l’un en face de l’autre comme deux termes extérieurs et la sensation n’est pas une invasion du sensible dans le sentant. C’est mon regard qui sous-tend la couleur, c’est le mouvement de ma main qui sous-tend la forme de l’objet ou plutôt mon regard s’accouple avec la couleur, ma main avec le dur et le mou, et dans cet échange entre le sujet de la sensation et le sensible on ne peut dire que l’un agisse et que l’autre pâtisse, que l’un donne sens à l’autre. (...) Ainsi un sensible qui va être senti pose à mon corps une sorte de problème confus. (...) Si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rêve ou de dépersonnalisation comme nous l’éprouvons par cette sorte de stupeur où elle nous met quand nous vivons vraiment à son niveau » (2). Ce problème confus posé par le sensible au corps est au cœur du travail de Nicolas Floc’h. Qu’ils s’agissent des fictions comportementales, des fictions spatiales latentes, de la production des objets bavards ou muets, tous ces travaux s’enracinent dans cette manière de prendre au sérieux la sensation, d’essayer de vivre à son niveau à travers une grammaire nécessairement inadéquate, trouée.
(1) Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein, Tel, Gallimard, p. 39, 1961. (2) Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty, Tel, Gallimard, pp. 248-249, 1945.
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Fragments d’un entretien entre Nicolas Floc’h et Philippe Van Cauteren. Hambourg, le 7 août 2004, In other Words, p134-140, Ed Roma Publications
- Ma première question concerne l’idée de traduction. De manière générale, l’art peut être vu comme un grand proces- sus de traduction. Je me demande ce que signifie pour toi ce processus ?
Traduction ? Oui. Je n’en parle jamais, mais cela me fait penser à ma formation initiale. Avant mon Master of Fine Arts à la Glasgow School of Art, j’ai fait des études de philologie, une maîtrise d’espagnol. Un des principaux éléments de l’apprentissage d’une langue est la traduction, c’est-à-dire ce passage, cette transformation, d’une langue à une autre. Dans les Écritures productives, dans ce rapport tautologique entre le mot et la chose, il y a l’idée d’interroger l’origine du langage dans ce processus binaire image/sens. Les mots ne sont pas figés, et les Écritures productives établissent bien ce rapport spécifique d’existence du langage : le mot y pousse, s’y développe, change et s’y transforme.
-Tout à fait, la transformation peut être synonyme de traduction. Elle n’est pas un élément en mouvement, dans le sens de la mobilité, mais un objet qui se métamorphose. Je vois cela de manière récurrente dans ton travail.
Parlons d’abord d’un projet établissant une relation directe à la traduction. Je pense au projet Épicerie/Portable Store de Chicago, en 1999, où j’avais décidé de planter les Écritures productives en langue anglaise et de réaliser, à la galerie Temporary Services, une épicerie. Il y avait cette idée non pas de traduction, mais de rapport bilingue aux choses, en l’occurrence ici des plantes.
-En quoi ce rapport aux plantes serait-il bilingue ?
C’est le rapport à la formation d’un mot qui, suivant sa localisation géographique, présente une morphologie différente en devenant physique. Je parle de rapport bilingue dans la mesure où nous avons dans les Écritures productives un rapport à l’origine du langage. Par exemple, le mot Fraise apparaît en France et le mot Strawberry en Angleterre. Si le projet de Chicago avait pu exister, tel qu’il avait été envisagé initialement, nous aurions eu une traduction des Écritures productives, soit une image de Fraise et de Strawberry. Il y a là tentative de traduction et en prenant le mot de manière littérale, je pense que c’est le seul projet qui y réponde directement.
-Traduire c’est déplacer une chose dans un autre lieu ou un autre système de pensée.
Oui, c’est de l’ordre du déplacement. Cela rejoint une manière que j’ai de travailler où, très souvent, les œuvres ne sont pas figées. La sculpture n’est pas posée mais activée, animée. Cette activation n’est pas mécanique mais humaine, elle prend en compte l’imaginaire de l’autre, elle repose sur un espace ouvert. La Structure Multifonctions est une invitation faite à des artistes où l’objet fonctionne comme un scénario ou une partition. Avec le Beer kilometer, le public s’approprie la pièce, la transforme. Ce sont des “sculptures performatives”. Je perds le contrôle de la pièce, c’est de l’ordre de l’abandon programmé. Et je rejoins, ici, l’idée de la traduction, ou cette notion d’abandon de l’état ou de la chose originelle par l’appropriation par quelqu’un d’autre, implique un glissement inévitable du sens.
-J’ai l’impression que la relation au quotidien qui te préoccupe dans les Écritures productives, ou d’une autre manière dans le Beer Kilometer et dans Anna’s Life, est extrêmement prégnante?
Dans les Écritures productives, le quotidien est effectivement essentiel dans la mesure où le travail est un processus ancré dans le quotidien et où il n’est pas modifié physiquement. Je dirais que mon intervention se place comme un glissement psychologique vis-à-vis du réel, un changement d’affect. Je parle non d’une modification du quotidien mais d’une modification de sa réception. Les tomates sont les mêmes que n’importe quelles autres tomates mais leur contexte d’émer- gence est différent. Le contexte va changer la manière que l’on a d’appréhender la tomate, il va donc modifier psychologi- quement le regard que l’on porte sur elle, c’est ce que je nomme affect. Je veux dire qu’une tomate que j’ai produite n’a pas la même histoire que celle d’à côté qui elle ne provient pas du mot Tomate. Ce qui la différencie de l’autre c’est ce que je raconte. La personne qui va passer sur le marché et m’acheter ces tomates ne va pas les payer plus cher, elle a juste un certificat qui prouve qu’il s’agit d’un Produit-Art et un texte qui lui explique le processus. Une femme me demandait si mes tomates avaient le même goût que les autres tomates, je lui ai répondu : “Non, car on ne les mange pas avec la même conscience”.
-Tu interviens généralement d’une manière très simple, ce qui caractérise d’ailleurs ton travail, par un acte direct, presque phénoménologique.
En effet, comme dans la pièce Performance, 21 août 1994, je voulais juste être là, simplement, immobile. Je voulais faire une performance où j’étais immobile, où le mouvement ne provenait pas du performer mais de ce qui l’entoure. Cette notion m’intéressait par rapport à l’idée même de performance. Un autre élément essentiel était d’amener les gens à regarder ce qu’ils ne regardent pas d’habitude : on ne concentre jamais son regard durant une heure sur la mer qui baisse. Je voulais que ces personnes assistent à l’apparition, la découverte d’un paysage. On part d’une surface, de deux monochromes, la mer et le ciel qui se confondent presque. Tout doucement, les rochers apparaissent, et leurs volumes viennent percer l’aplat. Je voulais être là et ne pas être là à la fois, me confondre avec le paysage avec des vêtements de la couleur des rochers.
-Est-ce qu’il y avait déjà dans Performance, 21 août 1994, un intérêt pour la peinture ? Quand j’ai vu la vidéo, j’ai pensé immédiatement à des Marines, au rapport à la nature, au temps…
On peut penser à des peintures marines, mais mon attention ne se tourne pas vers celles-ci. Cependant, le temps et la nature sont des composantes essentielles dans mon travail. En termes de relation à la peinture, je tends plus naturellement vers le monochrome et la peinture abstraite.
-Tu mentionnes le monochrome, mais il y a aussi l’eau avec ses flux et ses aspects picturaux, opaques, ses réflections. Je pense à l’installation Monochromes mais aussi à la photographie Écailles.
Il y a là, évidemment, ce rapport à l’eau, à sa surface. J’ai passé toute mon enfance au bord de l’eau et mon adolescence sur des bateaux. À 17 ans, j’étais matelot embarqué pendant un an et demi sur un chalutier. Il y a toujours ce rapport à la surface de l’eau, cette “limite” monochrome. En haute mer, c’est une étendue complètement mystérieuse, une surface ouverte qui ne nous livre que peu d’informations sur sa profondeur. Le regard pénètre la densité de la couleur. En plongée, la sensation peut être la même si l’eau est trouble ou lorsque l’on remonte des profondeurs et que l’on regarde vers la surface. Je pense, par exemple à Underwater Monochrome, une vidéo où je filme l’eau, la “densité trouble et aqueuse” d’un étang. Le monochrome est, pour moi, un espace ouvert où l’on peut projeter un imaginaire. L’absence de point d’accroche permet de le pénétrer, d’y plonger, de flotter à l’intérieur. La surface est aussi l’espace de l’imaginaire quand on travaille sur un bateau de pêche. Il y a toujours cette excitation du chercheur d’or, de la découverte du pois- son inattendu, de ce que l’on va remonter dans le filet. Il y a toujours cette idée de pêche miraculeuse.
-Dans ton travail, la collaboration ou le dialogue est quelque chose qui se répète et que l’on peut constater dès le commencement.
En ce qui concerne les collaborations, j’aime être dans des situations inconnues. Je trouve que l’inventivité de l’autre est intéressante et importante. Elle peut engendrer des développements impossibles à réaliser autrement. Si on prend la Structure Multifonctions, elle a un intérêt en elle-même comme objet mais le processus dépasse l’objet, ce n’est pas une simple sculpture. Le projet inclut la participation de l’aut- re. Chaque projet est autonome et en même temps prend un nouveau sens lorsqu’il est confronté aux autres interventions. Il est intéressant de voir comment des imaginaires vont s’approprier une même chose.
-Mais quand tu développes la Structure Multifonctions, tu proposes un cadre dans lequel des gens peuvent évoluer, est- ce que tu n’as pas des attentes particulières ?
Bien sûr, j’ai des attentes, mais cela peut dépasser mon imaginaire. Dans l’utilisation qui a été faite de la Structure Multifonctions avec Rachid Ouramdane et Christian Rizzo nous partions d’une structure relativement minimale pour en arriver à une structure plutôt baroque. Ces glissements-là n’arriveraient jamais sans les participations d’autres person- nes et sans un certain abandon de la pièce, sans cette perte volontaire de contrôle. Ce glissement s’opère dans les deux sens. La Structure Multifonctions vient aussi modifier le travail des personnes qui interviennent en donnant une sorte de colonne vertébrale au projet. Ce double glissement existe aussi avec le Musée Portable exposé, à l’état de projet, en 2000 à la galerie Le Sous-sol. Ce projet antérieur à la Structure Multifonctions présente des similitudes avec celle-ci dans la mesure où des commissaires d’exposition viennent se l’appro- prier. Cette structure possède, à l’instar d’un lieu d’exposition, une identité spatiale mais avec la particularité d’être mobile. Le Musée Portable devient en même temps le support et la contrainte des projets.
-Pour montrer la diversité des collaborations et la manière dont tu approches plusieurs disciplines, j’opposerai deux projets : d’un côté le projet pour Over the Edge à Gand en 2000 avec Micha Deridder qui est artiste et styliste et de l’autre les Fashion Paintings, chutes de tissus provenant de Christian Lacroix, Shinishiro Arakawa, et la maison Cacharel.
Pour Over the Edge, j’ai eu le projet de faire des lettres-vêtements pour les disséminer dans la ville comme un texte potentiel. À partir de là, j’ai fait appel à Micha Deridder pour travailler avec moi et nous avons développé ensemble le projet Abécédaire. Pour les Fashion Paintings, c’est complètement différent. J’ai d’abord obtenu l’accord des couturiers pour récupérer des chutes de tissus de leurs collections. Les tissus devaient présenter un motif dessiné par le couturier ou avoir été directement travaillés par celui-ci. Je les ai choisis et utilisés tels quels. On est plus proche ici des Peintures recyclées où je demande à des artistes des peintures qu’ils conservent, mais ne veulent plus montrer, pour dissoudre la surface picturale. Pour ces collaborations, il s’agit plus de recyclage.
-Cette notion de recyclage existe aussi avec Novo 3/4 que tu as fait autour du film Novo de Jean-Pierre Limosin.
C’est une forme de récupération, de recyclage d’un espa- ce-temps, d’un hors-champ. Dans Novo 3/4, je pouvais obtenir des images d’un statut inhabituel, quasiment “objectives”. À aucun moment je ne choisis ce que je filme ou ce que je monte. Trois caméras mini DV sont accrochées à la caméra 35 mm et décrivent les mêmes mouvements. J’ai les mêmes valeurs de cadre que la caméra principale, mais avec des axes décalés de 45° ou 180°. Je reprends exactement le même montage, les mêmes séquences, les mêmes prises que celui du film. Le montage dépend du film “original”.
-N’y a-t-il pas une récupération de réalités, de bouts de vie ?
Oui. De toute façon c’est un statut d’image qui ne correspond à aucun statut d’image puisque le seul choix c’est le dispositif. Mais, tu parlais tout à l’heure de déplacement et tu évoquais Anna’s Life en relation au quotidien. Pour moi ce film est une fiction, seules les images vont nous raconter une histoire. Il n’y a pas d’autres textes, d’autres paroles que le titre. Cette histoire est ouverte, elle est très proche de la vie : on monte et on descend des escaliers, on ouvre des portes mais on ne sait jamais sur quoi. Il s’agit également d’un travail photographique sur la ville de Tokyo, cette fois presque documentaire : visiter la ville par le biais d’un personnage. Quand je parle de travail photographique, je pense qu’une photogra- phie rend très difficilement ce que peut être une ville comme Tokyo avec ses flux et mouvements constants. Pour moi c’est La Ville ! Où la circulation ne se passe pas uniquement au niveau du sol, il y a beaucoup de niveaux, de strates.
-Les cannes à pêche que tu as utilisées pour Numéro sont japonaises ? Mais leur provenance n’a peut-être pas d’importance finalement ?
La seule importance dans le fait qu’elles soient japonaises, c’est leur volume. En allant au Japon, j’étais persuadé de trouver des cannes à pêche télescopiques qui repliées prendraient peu de place. Les cannes à pêche françaises font 1m repliées alors que les japonaises font 30 cm en moyenne avec un diamètre inférieur. Il y a là ce même rapport à l’objet que dans Habitat ou les Portable Art Structures, c’est cette idée d’un objet à la fois minuscule mais qui peut se déployer jusqu’à occuper un volume important. Ces objets présentent une mobilité potentielle et permettent d’opérer des métamorpho- ses. Ces cannes, je les ai utilisées pour Numéro, la pièce que l’on a conçue avec Emmanuelle Huynh et lors de deux perfor- mances avec Alain Michard au Japon et à Dunkerque. J’ai pensé ces objets en rapport avec la performance ou la danse pour leur capacité à inscrire dans l’espace des lignes, des courbes, des tensions.
-Je remarque que tu fais souvent référence dans ton travail à la sculpture mais plus encore à la peinture. Dans ce sens peux-tu nous présenter le projet d’exposition de l’année prochaine, à Poitiers au Confort Moderne ?
L’exposition au Confort Moderne portera en totalité sur la référence peinture. Je vais prendre un autre exemple : la pièce Pélagique que je prépare pour le Capc de Bordeaux. J’ai répondu à une invitation qui concernait une exposition sur la nourriture. Bien sûr, j’aurais pu montrer les Écritures productives, mais j’ai décidé de prendre la nourriture sous un angle moins évident et de jouer sur l’idée du piège. Un double piège : celui qui permet d’obtenir la nourriture, c’est-à-dire le filet, et l’autre, visuel, celui d’une perspective géante, piège du regard, qui replace l’objet, dans le contexte de la tradition picturale. Le filet pélagique est un objet fonctionnel. La pièce peut potentiellement pêcher. Les premières mailles sont gigantesques et forment un couloir en perspective pour éviter une trop forte prise du filet dans l’eau. Les codes couleurs des premières mailles, bleu, vert, rouge, permettent aux pêcheurs de se repérer lorsqu’ils réparent les filets. Il est à plat sur le sol ou déployé en volume dans l’eau, mais invisible, sous la surface, sous le monochrome. La perspective est sous le monochrome.
-En parlant des couleurs : au contraire à Poitiers il y aura une absence de couleurs…
Je veux travailler sur des oppositions comme le noir et le blanc en intégrant les variations de gris. Je travaille aussi pour Poitiers sur des motifs de camouflages de bateaux de la seconde guerre mondiale qui ressemblent à des fresques géométriques abstraites. Il y a une seconde raison liée à un contexte plus global, politique. Disons que ce contexte apparaît en toile de fond, mais ce n’est pas le débat ici. Il y a aussi une fresque décorative restaurée en 1852 par Joly-Leterme qui se trouve dans l’Église Notre Dame La Grande à Poitiers. Je vais la reproduire dans le Confort Moderne, ce sont des croix noires et blanches imbriquées peintes sur une colonne. Quand on les voit, on peut penser à des fresques de Sol Lewitt mais aussi à Malevich, or ce motif a plus de cinquante ans. Le camouflage qui sera reproduit sur la façade date, quant à lui, de la seconde guerre mondiale. Camoufler implique un danger et le lieu s’appelle le Confort Moderne, ce n’est pas un nom neutre…
-Dans un certain sens, les projets sur lesquels tu travailles maintenant pour Hambourg et pour Poitiers comme Splashing Walls, Yagli Güres (lutte turque à l’huile) ou Le Grand Splash sont liés à la peinture, mais une idée de danger apparaît aussi en toile de fond.
À la fois une idée de danger, de violence sous-jacente mais aussi un côté burlesque. Faire le choix de la peinture, c’est se recentrer autour d’une chose essentielle, constituante, commune et historique. Choisir la peinture, c’est se poser la question de la source, remonter le flux pour en éprouver l’étendue et l’origine. Il s’agit de concentration, de synthèse. Je ne vois plus la peinture ancienne comme je la voyais il y a dix ans. Le regard change, cela influence ce qui se passe dans le travail. Il y a un regard vers des champs et des temps divers, il n’y a plus une vision chronologique mais il y a un regard multidirectionnel, cela veut dire que tout peut être pris en compte d’un point de vue contemporain : une peinture du XVIe est aussi intéressante qu’un jardin zen qui a plusieurs siècles, qu’une fresque du XIIe ou une œuvre des années 1970.
-D’ailleurs, tu sais qu’un jour on a demandé à Gerhard Richter pourquoi il a commencé à peindre des monochromes gris. Et il a répondu : “À un moment, je ne savais plus quoi peindre et j’ai commencé par me dire, je vais juste faire un tableau gris”. Et du rejet d’un sujet, il a découvert les variétés ou les nuances du monochrome, et du gris. Chez toi, dans les premiers travaux, les Écritures productives et même la pièce de Gand, l’Abécédaire, il y avait un aspect très communicatif, tourné vers un public. Aujourd’hui, en revanche tu as modifié ton attitude ?
Oui, une chose s’est transformée mais je ne crois pas que ce soit à cet endroit. J’avais une discussion avec un ami qui me disait “la belle peinture est derrière nous”. Je n’étais pas d’accord car la problématique n’est pas là. On ne peut pas dire cela car elle n’est ni derrière, ni devant nous, ni à côté : on s’en fout ! Je pense que quand j’ai arrêté de peindre, car avant de recycler mes ou des peintures, je peignais, c’était par réaction. Je me disais que je ne pouvais pas peindre, que je ne pouvais plus peindre avec ce que je voyais. Je n’y arrivais plus, je ne pouvais pas aller vers la peinture, ce médium n’était plus pertinent à mes yeux, j’avais un raisonnement linéaire. C’est pourquoi j’ai abandonné la peinture. Je pense aujourd’hui que le médium est un outil et que son histoire peut l’être aussi. L’idée de dépassement est caduque à mes yeux. Je pourrais refaire de la peinture et j’en refais d’une autre manière. Peindre n’est pas un but, mais un moyen, je peux peindre comme je peux filmer, photographier. C’est peut-être cela qui a changé !
Pour en revenir directement à la question de la participa- tion du public. J’ai qualifié tout à l’heure le Beer Kilometer, que je viens de réaliser, de sculpture performative. Le public “performe”. Disons qu’il a la possibilité de participer. La bière est gratuite, il suffit de la ramasser et on lui indique qu’il y est autorisé. Par cette action, il modifie l’œuvre. Il faut préciser que 6015 canettes bien alignées sur des dizaines de mètres, ça donne envie de donner des coups de pied dedans surtout si c’est permis. Le Beer Kilometer était un espace hyper réglé, strict formellement et à la fois un espace de liberté totale. Le public devient responsable du devenir de la pièce et de ses variations. Cette relation à l’autre qu’il y avait dans les Écritures productives et aussi dans le Beer Kilometer ou dans la Structure Multifonctions, n’apparaît pas dans toutes les pièces. Je ne veux pas que ce soit systématique, quand cela a une validité par rapport à un travail, j’implique le public.
-C’est possible que je me trompe : mais n’y avait-il pas un projet jumeau et homonyme au Beer Kilometer ?
Oui, bien sûr, depuis le début. C’est en relation au Mètre Étalon de Duchamp avec la ficelle que l’on lâche et qui en retombant forme une ligne courbe, aléatoire. Ici, c’est un personnage qui marche, complètement bourré à la bière. Il y a un travelling arrière avec un compteur au mètre près qui va reculer sur 1km. Le plan se fait sur un mouvement de caméra. La personne s’arrête avant la caméra, elle a déjà parcouru le kilomètre, sa trajectoire n’étant pas rectiligne.
-C’est comme la paraphrase d’une œuvre d’art qui serait entre l’ironie critique et l’hommage. Est-ce une chose que tu pourrais développer car c’est très présent dans ton travail et très particulier?
En l’occurrence, oui le Beer Kilometer implique une référence directe mais est complètement autre chose. Ce que la pièce propose et montre est ce qui se passe, ce qui s’est passé pendant les cinq à six heures de performance de la part du public lors du vernissage. Les réactions étaient complètement incroyables, sociologiquement et humainement. Des per- sonnes sont venues me parler pendant toute la soirée, certains culpabilisaient d’avoir “détruit” un morceau du Beer Kilometer, d’autres étaient offusqués car certains donnaient des coups de pieds dans des rangs si bien alignés. Il y avait cette volonté de déranger l’installation, de se l’approprier. Certaines personnes commençaient à construire d’autres choses. La pièce provoquait des réactions assez étonnantes.
-Comme un jeu d’inversion des valeurs.
Oui, tout à fait et puis il y a aussi un jeu de désacralisation. Je pense ici à Allan Kaprow et à un passage issu de La Véritable Expérimentation écrit en 1983 et compilé dans L’Art et la Vie confondus : “En simplifiant, l’art semblable à l’art considère que l’art est séparé de la vie et de tout le reste, tandis que l’art semblable à la vie considère que l’art est en liaison avec la vie et avec tout le reste. En d’autres termes, il y a un art au service de l’art, et un art au service de la vie. Celui qui fait de l’art semblable à l’art tend à devenir un spécialiste et celui qui fait de l’art semblable à la vie, un généraliste.”
-D’une certaine manière tu fais une citation de plusieurs artistes au même moment ?
Oui, pour le Beer Kilometer, la pièce est calquée sur le Broken Kilometer de Walter de Maria, mais on peut aussi penser aux installations de certains artistes pop. En fait, je pense aussi à cette pièce de Poitiers où il y a une fresque qui a mille ans et qui n’est pas du tout nommée comme une œuvre d’art, c’est plutôt un motif décoratif dans une église que je replace dans un contexte d’exposition. Elle apparaît néanmoins en référence à une histoire de l’art nettement postérieure, à travers l’œuvre de Sol Lewitt. Ce sont des choses auxquelles je reviens régulièrement mais c’est aussi un besoin de désacralisation, c’est revenir simplement à la phrase de Filliou “ l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art”.
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Réponses écrites de manière simultanée d’Emmanuelle Huynh et Nicolas Floc’h à une série de questions qu’ils se sont posées. Angers, le 22 Octobre 2004. In other Words, p170-172, Ed Roma Publications
1. Comment avez-vous été amenés à travailler respectivement dans une autre discipline, les arts plastiques ou la danse?
NF : Les premières expériences marquantes dans mon travail sont liées à la performance ou comportent un aspect performatif. Performance, 21 août 1994, est un mode d’apparition immobile, une performance où le mouvement est extérieur au performer. Ce geste extrême d’un point de vue performatif, être immobile, m’a obsédé pendant plusieurs années au point de ne pas pratiquer une performance nommée. J’étais simplement là. Je continuais dans les Écritures productives une pratique performative liée à un quotidien, une performance non nommée, composante essentielle du travail, apparaissant en toile de fond. Cette pratique correspondait à l’apprentissage de nouveaux métiers : planter des légumes, fabriquer et récolter du sel, vendre des produits sur les marchés. La pratique était quotidienne. En 2000, la rencontre avec Emmanuelle Huynh marque le début de mon travail avec la danse. C’est aussi le retour à une pratique du mouvement et une implication physique.
EH : La première expérience fut Factory, collaboration entre le chorégraphe Hervé Robbe, avec lequel je travaillais et le sculpteur anglais Richard Deacon, créée à la Ferme du Buisson en 1993. Le public partageait l’espace avec les sculptures et les danseurs. Ma conception de l’espace s’est élargie et j’ai aimé ce rapport très direct avec le public, occasionné par l’usage des sculptures de Richard. Depuis 1996, je suis interprète de la performance de Frédéric Lormeau, Vasque Fontaine/Partition Nord. C’est un rituel écrit, très exigeant en terme de résistance physique, qui contient un bref moment d’improvisation. Erik Dietman m’a demandé en 1997 d’être sa main dans « le modèle modèle modèle » hommage à Rodin, et de modeler/marteler/imprimer avec mon corps dix tonnes de terre réparties en parallélépipède, cônes, igloo, phallus dressé ! Il était entendu qu’il signerait les pièces que le hasard de mes empreintes et celles de Catherine Contour appelée en renfort, produirait. Récemment, j’ai conduit une « visite guidée » dans une exposition monographique de Fabien Lerat où je performais/commentais le rapport à ses objets à habiter. Ces expériences sont des moments où je peux observer de l’intérieur le processus de travail d’une autre discipline et la réponse aux questions : quelles idées traversent tel objet ? Ou quel objet pour quelle idée ? La rencontre avec Nicolas en 2000 a produit une autre nature de collaboration. Nous travaillons ensemble comme auteurs, depuis des disciplines différentes, d’objets communs.
2. Que permet pour chacun la confrontation avec le travail de l’autre ?
NF : Travailler avec l’autre permet le déplacement. Un déplacement de sa pratique quotidienne, un glissement sémantique ou physique. Du point de vue du corps, travailler avec la danse c’est se placer dans un temps, un déroulement. Intervient alors une dramaturgie mais aussi une gestion de l’espace constamment redéfinie. D’un point de vue plastique, travailler avec la danse me permet de développer un travail de sculpteur. Être le sculpteur d’une forme qui n’existe pas puis- qu’elle est à chaque instant réinventée.
EH : Elle permet (et oblige) de traiter ensemble des questions dont je suis d’ordinaire seule responsable : espace, temps, rapport aux objets, statut du corps. Cela engage donc un fort déplacement de vision. Ainsi qu’une modification de pratique : par exemple, je m’échauffe moins mais je regarde plus !
3. Bord est une pièce d’Emmanuelle Huynh, en quoi la collaboration avec un plasticien est-elle particulière, qu’est-ce qui la différencie d’un travail avec un scénographe?
NF : Mon travail n’est pas celui d’un scénographe car il déborde l’espace scénique. Il est une extension d’une pratique extérieure à cet espace, c’est une traversée, l’espace n’est pas circonscrit. Une sculpture/structure comme celle de Bord est un objet polymorphe, à la fois objet plastique changeant et colonne vertébrale d’un déroulement temporel d’occupation d’un espace.
EH : Je n’ai jamais travaillé avec un scénographe. Quand j’ai rencontré Nicolas , je me posais la question d’une nouvelle alliance corps et texte. Il me fallait créer le lieu d’émergence de cette alliance. J’ai donc demandé à Nicolas de nous produire des tables que nous pourrions reconfigurer sans cesse. Celles-ci ont une identité (poids, forme, texture), une présence qui induisent une gestion spécifique du temps et elles sont protagonistes de la pièce au même titre que les poèmes de Christophe Tarkos ou que les danseurs. Elles ont aussi un statut instable. Elles sont des cachettes, une scène, des tranchées, un podium, une échelle, une trappe… Elles transforment l’espace et le mouvement .
4. Numéro : objet chorégraphique ou plastique ?
NF : Objet hybride. Numéro est un objet élaboré de maniè- re commune sans qu’aucun d’entre nous ne soit dans la position du spécialiste. Travailler les objets dans l’espace et le temps. La tension posée dès le début de Numéro par le fait de lancer des lumières vertes (fixées à des flèches), sortes de tirs lasers cinglants, marquent l’espace. Les lignes des cannes se courbent. La ligne est sonore, la ligne est télescopique, la ligne est pointue. Les corps et les masses modifient l’espace. L’objet permet la métamorphose, le corps la réalise. Corps et objets se confondent, forment une image commune. Choré- plastique ou plastigraphie, le mot importe peu.
EH : Numéro a aussi une identité instable. La règle de départ est d’être en jeu ensemble dans l’espace. Les objets « pauvres » utilisés (cartons, cannes à pêche, feuilles de papier kraft) sont détournés de leur fonction habituelle ; nous composons avec eux des images qui font glisser leur usage/signification. Un même objet change d’identité plu- sieurs fois : la canne à pêche est une flèche qui devient pique de matador, ongle géant et enfin bâton de mikado. Le corps humain perd son statut à plusieurs reprises : l’homme-boîte ou le tapis rampant sont des glissements physiques et sémantiques ! Le temps et l’espace de Numéro ont aussi été guidés par le constat (révélé dans l’après-coup des premières recherches) que nous faisions un tour de magie, que j’étais une sorte d’assistante du prestidigitateur et que nous présentions des saynètes : apparition/disparition d’un corps, la boîte transpercée. Une dramaturgie plastique s’est imposée.
5. La Feuille, suite de Numéro ? NF : La Feuille est la dernière superproduction en cours.
Ce projet est une commande de Bertrand Godot, pour la Cha- pelle du Genêteil à Château-Gontier. La performance doit avoir lieu au mois de janvier dans l’exposition de Christophe Cuzin. Christophe travaille sur des aplats monochromes, nous avons donc décidé de travailler à partir d’un élément présent dans Numéro, la feuille de papier. Cependant, ce travail est beaucoup plus lié que Numéro à un aspect « traditionnel » des arts plastiques, la sculpture et la peinture. Dans La Feuille, l’aplat monochrome prend forme, le monochrome se déploie, se dresse, longe les murs, s’aplatit au sol. Le papier brillant rouge ressemble à de la tôle froissée. La tôle se pose, se déploie, un volume se forme, répond à un autre. Le mouvement révèle les images.
EH : Oui, au sens où nous isolons un élément de Numéro, la feuille de papier, et que nous travaillons exclusivement cette idée. La feuille, objet élémentaire de celui qui dessine, subit des transformations durant la performance et passe par les statuts de monochrome, aplat, sol, sculpture, son. Dans cette pièce, le corps humain est caché mais reste très présent tout le temps.
6. Plasticien danseur et danseuse plasticienne ou tout simplement « fuck the » catégories.
NF : L’origine est importante mais pour moi la catégorie est fausse. On vient de quelque part, dans mon cas les arts plastiques, et le travail a différents lieux et modes d’émergence. Le médium est un moyen, un outil. Catégoriser un travail en limite la lecture. Plus que le médium c’est la lecture qui crée la catégorie. J’entends souvent cette phrase concernant mon travail : « transgresser les frontières ». Pour moi la frontière n’a aucune importance et je ne cherche à transgresser aucune frontière, je ne m’en occupe pas. Le travail émerge où il doit émerger, « fuck the » catégories.
EH : Fuck the catégories absolutly et surtout ceux qui veulent nous les coller !!! Je ne suis pas plasticienne, Nicolas n’est pas danseur mais nos disciplines se déploient toutes deux dans le temps, l’espace, elles utilisent le mouvement et aiment la transformation des corps, des choses et des mots. On s’amuse beaucoup à le faire parfois ensemble ! Je vais là où le travail m’amène : au Japon, c’est vers les cuisiniers, les charpentiers et les maîtres d’ikebana !
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L’UBIQUITE RENDUE VISIBLE, Pierre Giquel. In other Words, p202-203, Ed Roma Publications
À propos d’ubiquité, nous associons inévitablement le mot don. Le plus souvent négativement, si nous tenons à notre appartenance à une certaine rationalité, positivement si nous nous attachons au charme exploratoire, à une flexibilité, une élasticité où se multiplient les histoires, les lieux et les fonctions. Nicolas Floc’h s’accorde au second scénario, par un mouvement où les objets et les actes forment des liaisons qui dansent sur les catégories, écho heureux d’un air qui s’élance aujourd’hui quittant les centres, abordant les périphéries nerveuses, résonnant dans la vie et le temps, et faisant de la mal- léabilité le principe conducteur des « travaux et des jours ».
Un geste inaugural. Celui qui évoque l’oscillation. Un jeu avec les apparences, le piège visuel, la respiration. Devant le bord du monde. Un défi : si le gouffre est touché, on peut toucher le ciel. Et danser. Une date, le 21 août 1994. Un lieu : La Turballe. La vidéo devient le relais décalé de cette immersion. La halte à laquelle nous sommes conviés durera 59 minutes. Nous poursuivons des rêves, sans les mots. Qu’advient-il de ce caméléon qui pour reprendre son souffle se faufilera entre les mailles d’un milieu qu’on pouvait croire peu enclin à se laisser doubler, duper, attaché à ses règles surtout lorsqu’il feint d’en inventer de nouvelles ? Pour le plaisir, la faim sera trop forte. L’art sera abordé de biais. Dit autrement, il évitera la séparation. Il oscillera, désormais.
S’agissait-il de vivre un vertige ? Une transe ? Rejoindre des souffles ? En tout cas, sans le moindre cillement, interroger sa capacité d’être au monde et de le dire. Poser sa signature, dans l’écart. Poétiquement habiter le monde.
« Être un caméléon qu’on prendrait pour une fauvette », ce mot prêté à Nietzsche emporte l’adhésion si nous l’appliquons à Nicolas Floc’h. En effet, sans une hésitation, ce dernier s’engage dans le champ de l’art comme s’il voulait en même temps entraîner tout sur son passage, s’indexer des territoires étrangers, en infiltrer d’autres. Rendre caduque l’appellation contrôlée. Immobile et furtif à la fois, l’artiste organise des rencontres, ouvre des passages entre les disciplines. L’humour, parfois, est là pour ne pas nous faire oublier qu’il s’agit aussi de plaisir, celui qui mine les théories les plus échafau- dées, celui qui dépose son grain de sel au milieu des plats les plus fades. Les processus alors participent de ces conversa- tions croisées où le botaniste et le jardinier rencontrent l’épicier et le fin gourmet, où le danseur rejoint le designer, où l’urbaniste établit une relation avec le peintre, où un cinéaste réinvestit le film d’un autre, où le styliste renoue avec l’historien de l’art, où le pêcheur s’adresse à l’artiste…
Des Ecritures productives aux Peintures recyclées, des Fashion paintings aux Camouflages réalisés dans un contexte muséal ou urbain, du Functionnal floor aux Habitats, tout témoigne de dispositions aggravantes quant au sacro-saint statut accordé aux objets, aux gestes, aux fonctions. Nous parlions de processus, et déjà une intimidation semble surgir, nous nous trouvons piégés par un terme, le relief est déjà connu. Les enjeux déjà soutenus. Le terrain balisé. Mais aucune grille n’épuise la phrase commencée à être prononcée entre deux respirations et qui se prolonge aujourd’hui, presque indifférente aux rumeurs qui veulent l’indexer, l’arrimer à bon port. Nous sommes des travestis et nous nous saisissons de valeurs plurielles, de notes troublantes, plusieurs rôles nous sont offerts, nous abordons l’ère échangiste.
En impliquant l’autre, avec ses compétences, ses manques, ses désirs, l’artiste campe dans des régions qu’il ne soupçonnait pas. Et nous invite à les arpenter à notre tour. Il provoque l’événement. Il peut disparaître, s’immerger là encore dans un flux qui le tient à l’écart mais en éveil, il peut rejoindre les gestes les plus quotidiens comme les plus inouïs. Comme un voyageur qui s’intéresse à la forme qu’il construit lorsque surviennent les accidents, les changements d’horaires, ou climatiques, un déplacement rendu plus aisé ou difficile, il avance, s’emparant des figures de la certitude et les tor- dant, étonné des mouvements qui surviennent sous ses pas.
Par ailleurs, il nous faut le souligner : les dispositifs auxquels nous sommes confrontés relèvent d’une position morale. Ils impliquent une redéfinition des règles assignées à l’art, mais tout aussi bien aux relations sociales, au désir, à l’échange. Fustigeant sereinement, malicieusement, le pouvoir que l’on prête à l’art, et par voie de fait à l’artiste, notre coureur infatigable s’offre le brouillage comme stratégie de résistance, présent là où on ne l’attendait plus, s’échappant, vivant en pointillé, à nouveau actif sur les scènes, décidé à retourner les rôles, à multiplier les fonctions, à changer de dénomina- tion. Enfreindre les dominations qui excellent à soumettre les corps et les langues.
Et si tout cela n’était encore qu’un leurre ? Et que tout, ces déviations, ces chemins buissonniers, ces incertitudes, ne ramenaient qu’à un seul geste : peindre. Ou encore dessiner, écrire. Un geste où se trouveraient toutes les conditions du vrai. Contre la confusion des images. Et les mots qui les pro- longent. La criante obscénité des genres brutalement assagie, réduite en cendres, pour un moment d’éternité dans la lumière décapante d’un paysage d’août. Seule menace : l’ensevelissement. Comme une tentation à incliner le monde, à le voir se déteindre, pour exhiber sa couleur, seule, sa surface enfin délivrée. Les tableaux qui jalonnent les trajectoires de Nicolas Floc’h sont nombreux, insoupçonnables. Quand ils ne sont pas explicites, ils rôdent, ils s’éloignent pour mieux revenir, hors champ ils se tiennent toujours selon un degré de visibilité, à portée de main et d’œil. Au cœur des liquides, des eaux bouillantes, brille un feu monochrome. Comme le temps qui ne s’achève pas.
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(dé)faire des mondes Léa Gauthier, Mouvement n°17, p. 40-43, juin-août 2002
Nicolas Floc’h travaille l’art des combinatoires. Il explore les linéaments du langage, les différentes manières de faire des mondes.
Une boutade, un jeu d’enfant : des vaches dans un pré broutent le mot herbe, une galerie est mise en valise comme un crapaud dans une bouteille… En toute légèreté, Nicolas Floc’h se pose à la surface des choses et construit un territoire nébuleux. À partir de propositions simples, il creuse le réel et met en évidence les mécanismes de sa construction. Chaque pérégrination induit une manifestation plastique singulière. L’unité de son travail consiste en la cohérence d’un geste sans cesse recommencé, sans cesse déplacé, étiré.
Dans les Écritures productives (1995 – 20—), le mot produit la chose comme la chose, le mot. Collusion du singulier et de l’universel. Nicolas Floc’h participe à tous les moments de la production : de la culture ou de la fabrication, en passant par la récolte, la diffusion, jusqu’au moment de la consommation. Il incombe d’abord à l’artiste de choisir le mot (poisson, sel, herbe, choux, etc.) puis sa géométrie détermine l’apparition et la productivité. Ainsi, il prépare le sol, fait des semis de Cosmos, surveille la pousse en prenant notes et photographies. Il ramasse les fleurs, les vend sur un marché en attribuant un certificat à l’acheteur, reçoit éventuellement une image du bouquet (prise par le client) et écrit, en un court texte clinique, l’histoire de cette production. Les Écritures productives orchestrent des rencontres, des transmissions de savoir-faire. Elles induisent une communication. L’univers tout entier contenu dans un mot devient en un clin d’oeil humoristique, détournement du marché de l’art en art du marché. Proposition extrême de création in situ, Nicolas Floc’h réintroduit la chose dans son histoire, donne corps au mot. Dire, faire et être existent dans un unique espace temps. Le mot devenant à la fois réalité singulière et désignation abstraite, pousse finalement le langage dans ses retranchements, là où le sens ne s’appréhende plus unilatéralement. Par delà la tautologie, le mot devient prisme, angle ou porte d’entrée. Chaque production renvoie finalement à un croisement de mondes. Dans ces actions, Nicolas Floc’h se met au service du devenir chose de ce mot. L’art n’est alors plus une sphère hermétique séparée. Il devient transversalité, tout à la fois pêche, agriculture, artisanat, etc. Par effet boule de neige, le procédé plastique, léger au départ, contamine tous les stades du processus. En dernière instance, ce travail révèle la plasticité de l’artiste lui-même. Le mot devient prétexte à aventure ; l’art prétexte à investigations perceptives. Dans les Écritures productives, Nicolas Floc’h prend ainsi au mot un fragment de langage. Même regard porté, simplement transposé, dans Structure multifonction, il module des entités d’espace : le jeu de mot devient jeu de mécano. Des plaques de métal sont des unités spatiales, qui s’adaptent ou rivalisent avec l’espace d’accueil. Combinées, elles forment des volumes, des reliefs, inventent chaque fois une nouvelle géographie et appellent de nouvelles manières de la peupler. Cette sculpture en perpétuelle évolution, devient matière à l’histoire d’une gestuelle qui n’incombe plus seulement à l’artiste. L’espace est interstice, proprement interactif : tout à la fois contrainte et territoire d’exploration. Nicolas Floc’h met cette structure à disposition, pour utilisations diverses. Elle devient scène, lieu d’exposition, ou bien buvette, etc. Il propose à des danseurs, Rachid Ouramdame et Christian Rizzo, d’inventer une chorégraphie dans cet espace, eux l’invitent à danser. Tous trois déguisés en animaux de peluche, racontent une histoire de corps, toujours renouvelée. L’espace est ici déterminé par les gestes qui les déterminent en retour. Le corps révèle les possibles de l’espace comme l’espace révèle les possibles du corps.
Pour le philosophe analytique américain Nelson Goodman : « … faire le monde consiste à séparer et à réunir, et souvent les deux ensemble : d’un côté, diviser les totalités en parties, partitionner les genres en espèces, analyser les complexes en les traits qui les composent, établir des distinctions ; de l’autre, recomposer les totalités et les genres à partir de leurs membres, parties et sous classes, combiner les composants en des complexes, et faire des connexions. De telles compositions et décompositions s’accomplissent ordinairement, sont du moins facilitées ou consolidées par l’application d’étiquettes : noms, prédicats, gestes, images, etc. » 1 Le monde n’existe donc pas : il existe une pluralité de mondes dont les versions sont en concurrence. Si quelque chose comme la réalité existe, c’est donc que nous ordonnons nos perceptions en fonction de paramètres déterminables. Le réel change alors de configuration lorsque les paramètres sont modifiés. C’est sur cette architecture des mondes que travaille Nicolas Floc’h. Il isole des éléments simples, ouvre leurs possibles et tout en inventant un univers, il se fait archéologue du réel. Il part de noms, de prédicats, de gestes ou d’images et cette manière de déconstruire devient possibilité de réinventer.
Détournement de l’art
Avec humour Floc’h repousse les frontières du monde de l’art. Dans une alternance continue de maîtrise et de déprise, il se réapproprie les contraintes pour faire une oeuvre ouverte. Il offre une approche décomplexée de l’art, de son histoire comme de ses contraintes. Il recycle par exemple les toiles d’autres artistes, racle la peinture puis la concentre, fabrique une couleur type et la remet en tube. Mouvement sans cesse répété de réduction et d’expansion, ses recherches traduisent l’art en un terrain de jeu. Dans les Écritures productives, il reste en dehors des circuits de diffusion classique. Ni galerie, ni musée, ici le travail appelle comme cadre d’autres champs économiques, d’autres modes de présentation. Il se met à distance. Il en va de même dans Structure multifonction, son utilisation n’est pas rivée aux contraintes de présentation. Lorsqu’il intervient dans une galerie ou un musée, il fait en même temps la radiographie du lieu, révèle ses fondements. Ainsi, dans le Sol fonctionnel, le déplacement logique est local. Des plaques métalliques couvrent la surface du sol d’exposition. Découpées géométriquement, ce sol agencé selon un ordre différent se transforme en tables, tabourets, étagères, etc. Ce qui était artistique, devient fonctionnel. Deux regards, deux versions du monde sont matérialisées dans un objet décliné. Le sol devient fertile et produit les objets qui le meublent. La pièce met en évidence la spécificité de l’espace dans laquelle elle s’inscrit. L’art donne littéralement au lieu d’exposition de quoi travailler. Nicolas Floc’h raconte l’histoire spécifique de l’exposition.