+De l’usage de l’art+, par Jean-Marc Huitorel. Semaine Nicolas Floc’h, le Récif d’if. Chateau d’If / FRAC PACA
L’une des oscillations majeures et structurantes de l’art du 20ème siècle et jusqu’à aujourd’hui se situe dans le rapport complémentaire autant que conflictuel entre la rigueur formelle d’une large abstraction géométrique et la revendication de l’organicité, du corps expressif et agissant dont l’une des formes récurrentes fut celle de la performance. À sa manière, le circuit du ready made, de son extraction sèche des griffes du réel (du BHV au musée) jusqu’à sa réinjection plus ou moins convaincante dans le flux des usages (Pinoncelli, sans parler des innombrables porte-bouteilles réemployés par les artistes et les designers), résonne en écho permanent au conflit de la chair et de l’esprit. L’œuvre entière de Lygia Clark, dans une région du monde où la synthèse entre l’anthropologie et l’art d’avant garde était encore possible, témoigne de façon exemplaire du retour de l’expérience corporelle, d’une réincarnation de ces formes que le constructivisme, y compris dans les premiers temps de son travail, avait cru pouvoir élever au-dessus des contingences. Cette tension polymorphe trouve depuis une dizaine d’années et au-delà des phénomènes générationnels, un regain de pertinence et de fécondité, plaçant l’art aux frontières de ses définitions autant que de son exercice, brouillant les catégories, revisitant des contrées que l’idéologie avait littéralement gelées. Dans ce contexte, s’il est un artiste qui concentre et qui soumet à l’épreuve de l’œuvre la plupart de ces questionnements, c’est bien Nicolas Floc’h qui, en 2004, conçoit Beer Kilometer, un agencement de cannettes de bière long d’un kilomètre et offert à la consommation des visiteurs, pour finir dans le chaos qu’on imagine. Brusquement, le Mètre Étalon de Duchamp autant que le Broken Kilometer de Walter de Maria passaient sous les fourches caudines de la mousse, de l’excès, du rot et de l’ivresse, de l’exercice programmé du désordre. Quelques années auparavant, les Structures Multifonctions, Frac Lorraine Portable et autre Portable Art Structures, se présentaient comme des modules géométriques tout habités de la mémoire des specific objects et prêts à servir qui comme bureau, qui comme stockage, qui comme cimaises, comme éléments de scénographie… Ce à quoi on les utilisa. De même Performance Paintings, (2007), en verticalisant au mur des tapis de danse sous formes de tableaux, témoignait de cet intérêt pour le va et vient entre praticabilité et représentation. Cette articulation de la forme et de l’usage constitue plus que jamais le cœur du travail de l’artiste et ce dernier projet tout particulièrement.
En 2008, Nicolas Floc’h découvre l’existence des récifs artificiels qu’il décrit ainsi :
Dans le paysage sous-marin il existe de véritables architectures avec leur règles d’urbanisme. Souvent construits en béton, ces éléments sont en quelques années colonisés par la flore et la faune, qui les transforment en sculptures/architectures vivantes. Couramment appelées « récifs artificiels », ces constructions se sont développées depuis le 17ème siècle, et particulièrement au Japon. En effet les Japonais sont privés de toute ressource naturelle importante si ce n’est celles offertes par la mer, qu’ils ont très vite cultivée. Les premiers, ils ont mis au point des techniques permettant de favoriser la vie et la reproduction de certaines espèces de poissons, de crustacés ou de mollusques , augmentant les ressources sans affecter les stocks. Cette pratique devint de plus en plus courante dans la deuxième moitié du 20ème siècle. De véritables «villes» sous marines furent ainsi créées par des programmes intensifs implantant plus de 20 millions de m3 (20 000 sites) de récifs dans l’océan. Un apport conséquent en alevins les peupla. Ainsi, à l’heure de la pêche industrielle, les côtes japonaises sont parmi les plus poissonneuses au monde. Ces programmes intéressent à présent les Européens. Il en existe en France depuis les années soixante, dans les régions PACA, Languedoc-Roussillon, Aquitaine, Pays de la Loire et Normandie.
Les formes des récifs artificiels sont très diverses et rappellent tantôt les habitats primitifs, tantôt des sculptures ou des architectures modernes et contemporaines.
Le projet de Nicolas Floc’h, ambitieux, aux croisement de l’art et de la science, est de ceux qu’on dit « au long cours ». Une première étape consiste à établir l’inventaire quasi exhaustif de ces structures fonctionnelles qui évoquent cependant autant l’architecture que la sculpture et qui, à peine aperçues sur le bord de l’eau, sont immergées, ravies au regard et à la connaissance que le commun des mortels pourrait en avoir. À partir de ces types répertoriés, Nicolas Floc’h réalise des sculptures à 1/10ème , dans le même matériau que le modèle. Ces miniatures de récifs deviennent d’un seul coup des sculptures, qu’il présente sur socle et qu’un œil distrait assimile d’emblée à quelque réminiscence minimaliste. L’objectif est d’aboutir, en raison d’une trentaine de réalisations par ans, à une sorte de panorama des types existants, soit trois cents environ. À la fois œuvres d’art et fragments d’inventaires, cet ensemble potentiel constitue un exemple rare où, en lieu et place de la photographie, c’est la sculpture qui constitue le témoignage documentaire.
Parallèlement, l’artiste se sera perfectionné dans l’art de la plongée sous marine afin d’aller photographier et filmer certains de ces récifs qui, au fil des ans, ont abandonné leur rigueur constructiviste au profit d’une organicité végétale que redouble la présence grouillante de la faune locale. Photographies en noir et blanc (la couleur disparait au fur et à mesure qu’on descend sous l’eau) et vidéos, constituées en objets d’exposition, confirment cela qui fut depuis toujours l’une des missions fondatrices de l’art : donner à voir.
Poursuivant ses recherches et ses échanges avec les scientifiques, Nicolas Floc’h entame une nouvelle étape de son projet qui consiste à produire à son tour des formes que, dans un premier temps, on appellera sculptures, mais qui, à ce point conçues selon les exigences de leur possible fonctionnalité, sont susceptibles de devenir à leur tour des récifs artificiels. Ainsi des œuvres qu’on rangera selon les catégories de l’art du côté de la tradition géométrique, constructiviste et/ou minimaliste, sont appelées, autant qu’à l’exposition muséale, à être immergées en tant que récifs destinés à accueillir la flore sous marine et la faune par elle attirée.
Au croisement de la sculpture, de l’architecture, du paysage, de la photographie et de la recherche scientifique, l’art de Nicolas Floc’h pose également des questions de nature plus politique en ce qu’elles touchent à l’espace et à l’usage auquel les hommes le soumettent, à des manières d’agir sur le réel autant qu’aux moyens de le représenter. Arrachant aux régions aveugles des formes utiles qu’il assigne à la gratuité de la contemplation esthétique, il décide tout autant de ce qui peut être abstrait de la délectation et dévolu à la plus exigeante et à la plus inattendues des fonctions, à laquelle rarement l’art n’ose même plus songer, celle de participer directement à la régénérescence des biotopes c’est-à-dire à la survie des espèces.
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Performance Paintings, par Dominique Abensour, Cat de l’exposition “Danser sa vie”, Centre Georges Pompidou, 2011.
Dans Performance Painting #1, 2005, deux figures (Nicolas Floc’h et le chorégraphe Alain Michard), enduites de peinture-noire pour l’un, blanche pour l’autre- se confrontent jusqu’à se confondre dans un même gris.
Dans Performance Painting #2, 2005, le chorégraphe Rachid Ouramdane, vêtu de blanc dans un espace blanc, essuie une pluie de peinture noire tout en produisant un dripping en trois dimensions.
Performance Painting #4 s’impose d’abord comme un monochrome noir de grande envergure dont l’intégrité, cependant, semble tranquillement menacée par une structure en polyptyque : quatre modules rectangulaires, identiques en taille, à associer deux à deux. Mais il y a plus. Un dessin complexe en anime les surfaces ; une infinité de traces, glissements, frottements et frappes répétées ont fini par moirer la matière mat du monochrome. À l’évidence, cet espace fut arpenté, usé de mille gestes et par nombre de corps en mouvement.
Performance Painting #4 vient d’un studio de danse d’Angers qui a cédé ses tapis usagers contre des tapis neufs. Nous sommes donc face à un sol qui, relevé à la verticale, affiche sereinement son statut de tableau. Au musée, cet instrument de travail en fin de vie reprend du service. Boîte noire qui conserve la mémoire muette des actions des danseurs dont l’anonymat reste scellé dans la masse du PVC, l’objet recyclé s’offre aujourd’hui à d’autres lectures au carrefour de plusieurs champs de références, au demeurant peu compatibles ou à tout le moins étanches : abstraction radicale, Action Painting, minimalisme, art conceptuel, performance… Mais précisément, c’est l’interaction entre des régimes ou des registres différents, voire entre des domaines hétérogènes qui intéresse l’artiste.
À travers la suite des quatre Performances Paintings(1), Nicolas Floc’h envisage le monochrome comme un dispositif de travail à réinvestir. Il en cultive le potentiel avec d’autres pratiques que celle du peintre. Les versions 1 et 2 consistent en des performances filmées qui mettent en scène des danseurs aux prises avec la matière même de la peinture. Les versions 3 et 4 remettent en circulation des tapis de danse dans une économie du prêt ou de l’échange. Notons qu’au cœur de cette opération de recyclage et de troc, c’est le caractère utilitaire ou la valeur d’usage de l’objet qui permet à la pièce d’acquérir sa valeur artistique. Nombre de pièces de Nicolas Floc’h obéissent à cet impératif. Elles n’accèdent à leur statut d’œuvres qu’à la condition d’être activées, instrumentalisées ou consommées. Dans cette économie à l’œuvre, le filet de pêche de la Tour pélagique doit pêcher, les légumes des Écritures productives doivent être plantés, vendus et cuisinés tandis qu’Untitled Barbecue doit rôtir les cailles. Performance Painting #4 n’échappe pas à la règle, d’autant que, selon « les besoins » de l’accrochage, les commissaires d’exposition peuvent jouer de sa géométrie variable.
En infiltrant les rouages de la réalité économique, en agissant dans les angles morts des procédures de l’art, Nicolas Floc’h mobilise des pratiques qui ne servent pas les mêmes intérêts mais qui pourtant travaillent ensemble au sein d’une œuvre fonctionnelle et performative qui refuse de se couper de tout projet social.
(1) Performance painting #1, 2005, DVCAM, 2×5’, installation vidéo, Interprétation Alain michard, Nicolas Floc’h.
Performance painting #2, 2005, HDV, 6’, installation vidéo, Interprétation Rachid ouramdane, Collection FRAC Champagne Ardennes.
Performance painting #3, 2005, 125 cm x 1000 cm, tapis de danse tendu sur châssis, production Le Confort Moderne.
Performance painting #4, 2006, 4 x (125 cm x 800 cm), 4 tapis de danse tendus sur châssis, Collection MAC/VAL.
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Performance Painting #4, 2006, Vu par Dominique Abensour
Quatre tapis de danse tendus sur châssis
C’est pas beau de critiquer ?
Carte blanche au critique d’art qui nous offre un texte personnel,
subjectif, amusé, distancié, poétique… critique sur l’oeuvre de son
choix dans la collection du MAC/VAL.
C’est pas beau de critiquer ? Une collection de « commentaires » en
partenariat avec l’AICA/Association internationale des Critiques d’Art.
L’économie à l’oeuvre
Avec nos 3000 signes-espaces compris, pas question de fureter. Allons droit au but et resserrons le cadre sur Performance Painting #4 de Nicolas Floc’h. Elle s’impose d’abord comme un monochrome noir de grande envergure dont l’intégrité, cependant, semble tranquillement menacée par une structure en polyptyque : quatre modules rectangulaires, identiques en taille, à associer deux à deux. Mais il y a plus. Un dessin complexe en anime les surfaces ; une infinité de traces, glissements, frottements et frappes répétées ont fini par moirer la matière mat du monochrome. À l’évidence, cet espace fut arpenté, usé de mille gestes et par nombre de corps en mouvement. Performance Painting #4 vient d’un studio de danse d’Angers qui a cédé ses tapis usagers contre des tapis neufs. Nous sommes donc face à un sol qui, relevé à la verticale, affiche sereinement son statut de tableau. Au musée, cet instrument de travail en fin de vie reprend du service. Boîte noire qui conserve la mémoire muette des actions des danseurs dont l’anonymat reste scellé dans la masse du PVC, l’objet recyclé s’offre aujourd’hui à d’autres lectures au carrefour de plusieurs champs de références, au demeurant peu compatibles ou à tout le moins étanches : abstraction radicale, Action Painting, minimalisme, art conceptuel, performance… Mais précisément, c’est l’interaction entre des régimes ou des registres différents, voire entre des domaines hétérogènes qui intéresse l’artiste. À travers la suite des quatre Performances Paintings(1), Nicolas Floc’h envisage le monochrome comme un dispositif de travail à réinvestir. Il en cultive le potentiel avec d’autres pratiques que celle du peintre. Les versions 1 et 2 consistent en des performances filmées qui mettent en scène des danseurs aux prises avec la matière même de la peinture. Les versions 3 et 4 remettent en circulation des tapis de danse dans une économie du prêt ou de l’échange. Notons qu’au coeur de cette opération de recyclage et de troc, c’est le caractère utilitaire ou la valeur d’usage de l’objet qui permet à la pièce d’acquérir sa valeur artistique. Nombre de pièces de Nicolas Floc’h obéissent à cet impératif. Elles n’accèdent à leur statut d’oeuvres qu’à la condition d’être activées, instrumentalisées ou consommées. Dans cette économie à l’oeuvre, le filet de pêche de la Tour pélagique doit pêcher, les légumes des Écritures productives doivent être plantés, vendus et cuisinés tandis qu’Untitled Barbecue doit rôtir les cailles. Performance Painting #4 n’échappe pas à la règle, d’autant que, selon « les besoins » de l’accrochage, les commissaires d’exposition peuvent jouer de sa géométrie variable.
En infiltrant les rouages de la réalité économique, en agissant dans les angles morts des procédures de l’art, Nicolas Floc’h mobilise des pratiques qui ne servent pas les mêmes intérêts mais qui pourtant travaillent ensemble au sein d’une oeuvre fonctionnelle et performative qui refuse de se couper de tout projet social.
(1) Dans Performance Painting #1, 2005, deux figures (Nicolas Floc’h et le chorégraphe Alain Michard), enduites de peinture-noire pour l’un, blanche pour l’autre- se confrontent jusqu’à se confondre dans un même gris. Dans Performance Painting #2, 2005, le chorégraphe Rachid Ouramdane, vêtu de blanc dans un espace blanc, essuie une pluie de peinture noire tout
en produisant un dripping en trois dimensions.
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Scénarios odysséens, Stéphanie Airaud. Structure Odyséennes, Cat de l’exposition, 32p, Ed MAC/VAL.
« Malevitch, en 1913, a inventé le carré. C’est une chance qu’il n’ait pas fait breveter cette invention. »(1)
Nicolas Floc’h est un gestionnaire d’une nouvelle économie de l’œuvre. Tour à tour producteur, maraîcher, pêcheur, concepteur de bureau, G.O. de garden-party, prestataire de services, il produit, et met l’œuvre, la matière transformée à disposition ; la consommation du « produit-art » peut, quant à elle, être prise en charge par le spectateur, ainsi invité à poursuivre le processus.
En élargissant le processus de production à l’imaginaire de l’autre, Nicolas Floc’h, faussement marxiste, nie l’originalité ou l’autonomie de l’œuvre, et joue avec distance de la désacralisation du geste créatif. Il imagine une structure ouverte, multifonctionnelle, abandonnée aux collaborateurs, danseurs, commissaires, spectateurs, chargés de définir une fonction, un possible scénario. La transitivité originelle de l’œuvre amène à l’intersubjectivité, au dialogue, cet entre-deux (entre le subjectif et le collectif) où s’origine le récit, la fiction.
Comment rendre compte de ces processus de production de valeur esthétique (ou d’usage) qui qualifient l’œuvre ? Comment représenter l’activité, les collaborations ? La photographie, l’archivage, le déplacement des contextes de production dans l’espace d’exposition ? La Structure multifonctions devient banque de données, moteur de recherches. Marcel Duchamp proposait un « musée portable », la Boîte-en-valise (1936-1941) qui compilait les reproductions et fac-similés de ses travaux. Épigone ?
Nicolas Floc’h ne rejoue pas les postures historiques, il se réapproprie les enjeux de l’art conceptuel pour les ouvrir au réel, et interroger non plus l’objet d’art en tant que tel, mais les conditions de son apparition dans l’espace public, son inscription dans le cycle économique, au « risque de sa disparition dans le flux commercial »(2).
Beer Kilometer. Il reprogramme ou post-produit la pièce de Walter de Maria, The Broken Kilometer (1973), substituant 6 015 cannettes de bières aux 500 barres de métal d’origine et invitant les visiteurs à activer cette installation devenue participative, performative(3), archivée par des photographies.
Il s’approprie les formes picturales historisées et recycle en wall painting un motif de croix du XIIe siècle dont Malevitch pourrait tout aussi bien revendiquer la propriété intellectuelle. Enfin, ignorant les frontières disciplinaires, il déplace ou traduit la question centrale du corps, nécessairement engagé dans l’activité artistique, de la danse aux arts plastiques.
Performance Painting #3. Au mur, des tapis de danse portant la mémoire du corps des danseurs, pas et frottements. Passage de la toile du plan horizontal au plan vertical, prolongement du corps face à la toile, « drippings », tout nous ramène à l’icône, Jackson Pollock, et aux photographies d’Hans Namuth qui, en 1950, consacra la spectacularisation du geste pictural.
Les œuvres de Nicolas Floc’h sont des structures odysséennes, opérant un éternel retour aux motifs traditionnels de la peinture, aux processus d’émergence du geste, à l’ontologie de l’œuvre d’art et aux systèmes de représentation.(4) Tout est finalement histoire de cycle, de cercle, d’économie, d’intertextualité.
(1) Paul Westheim, in Das Kunstblatt, vol. 2, 1923, p. 319. Cité par Didier Semin, in Le Peintre et son modèle déposé, Genève, Mamco, 2001, p. 25. (2) Jean-Marc Huitorel, « Nicolas Floc’h », in Art Press, n° 256, p. 80. (3) Cette référence se double de l’allusion plus lointaine aux Stoppages-étalon de Marcel Duchamp, unités de longueur d’un homme saoulé à la bière. (4) Jacques Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Éd. Galilée, 1991, p. 17. « Outre les valeurs de loi et de maison, de distribution et de partage, l’économie implique l’idée d’échange, de circulation, de retour. La figure du cercle est évidemment au centre si on peut encore le dire d’un cercle. Elle se tient au centre de toute problématique de l’oikonomia, comme de tout champ économique : échange circulaire, circulation des biens, des produits, des signes monétaires ou des marchandises, amortissement des dépenses, revenus, substitution des valeurs d’usage et des valeurs d’échange. Ce motif de la circulation peut donner à penser que la loi de l’économie est le retour – circulaire – au point de départ, à l’origine, à la maison aussi. On pourrait ainsi suivre la structure odysséique du récit économique. L’oikonomia emprunterait toujours le chemin d’Ulysse. » (5) Julia Kristeva, Recherche pour une sémanalyse, 1969. « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité. »
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Entretien Stéphanie Airaud / Nicolas Floc’h. Structure Odyséennes, Cat de l’exposition, 32p, Ed MAC/VAL.
Si l’histoire des relations entre art et économie est longue et complexe, avec le déploiement de formes que l’on pourra regrouper rapidement sous l’appellation d’economic art, depuis les obligations pour la roulette de Monte-Carlo de Marcel Duchamp en 1924 jusqu’aux activités entrepreneuriales d’un Fabrice Hyber, elle est également balisée par de nombreuses et importantes expositions.
Pour « Zones de Productivités Concertées », cycle de vingt et une expositions monographiques réparties en trois volets sur toute la saison 2006-2007, il s’agit de déplacer la perspective. En réunissant des univers artistiques qui, à un moment de leur processus, mettent en œuvre des questionnements économiques (le travail, l’échange, la production, le stock, l’activité, la fonction, les flux, l’atelier…), ce n’est pas tant à des développements thématiques que le visiteur est convié, mais à une analyse décalée. L’économie – ses interrogations, ses concepts, sa pensée – y est envisagée comme un filtre critique de certaines pratiques artistiques contemporaines. Les œuvres des artistes invités ne se situent pas dans un rapport illustratif ou mimétique face à la sphère économique. Complexes et polysémiques, elles dépassent très largement ces notions.
Des Écritures productives à la Structure multifonctions, en passant par les Peintures recyclées, les Camouflages ou le Beer Kilometer, les œuvres de Nicolas Floc’h s’ancrent dans une réflexion aiguë sur les processus de désintégration et de régénération, de déconstruction et de reconstruction. Donner corps à la transformation, à l’activité, au cycle, en appeler à la collaboration permanente, questionner les notions d’usage, de fonctionnalité, de consommation, de devenir, constituent les bases de ce travail protéiforme et performatif.
-Comment as-tu perçu l’invitation qui t’est faite de participer à ce cycle d’expositions autour de l’économie ?
La référence à l’économie a toujours fait partie de mon travail, en proposant une déconstruction ou un déplacement des mécanismes économiques de la sphère artistique.
Cette invitation m’apparut comme l’occasion de présenter des pièces qui, de prime abord, ne sont pas en lien direct avec ce thème. J’ai privilégié la dimension performative s’inscrivant dans une économie de fabrication, et la monstration de l’objet dans sa relation organique.
-Où se situe, pour toi, la dimension économique de ton travail ?
À plusieurs niveaux. Je ne crois pas qu’une œuvre puisse être détachée d’une certaine indexation à l’économie, celle-ci étant contenue dans l’activité même.
L’économie peut être définie comme « science qui a pour objet la connaissance des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation des ressources, des biens matériels dans la société humaine ». La mise en place de processus de production, de distribution et de consommation apparaît dans mon travail avec les Écritures productives et se poursuit dans différents projets. Les ressources dont il s’agit ne sont pas seulement des biens matériels, mais aussi des biens conceptuels. Ces processus nous renvoient à la consommation culturelle sous toutes ses formes, à l’inscription de la production artistique dans la société contemporaine. Outre les Écritures productives, je pense ici aux Peintures recyclées, aux Fashion Paintings et à la Structure mutifonctions pour sa dimension multiforme, son inscription dans des champs divers et sa capacité à se réinventer par son activation. Dans une économie de production, il s’agit d’une œuvre en devenir, d’une structure de production, à la fois interface et cadre de travail.
-Tu proposes un ensemble d’œuvres pour l’exposition. Comment s’articule ton choix ?
Trois pièces existantes sont réadaptées au contexte du MAC/VAL et forment un parcours. Une série de photographies documentant le développement de l’installation performative Beer Kilometer à Amsterdam. Une installation à partir de la Structure multifonctions, qui sera le support des archives relatives à son interprétation par divers artistes, le support de son histoire. Un tableau, Performance Painting #4, qui est un grand format monochrome noir, composé d’un ensemble de tapis de danse portant les traces de leurs utilisations. Ils sont montés sur châssis et accrochés. La scène est au mur.
-Peux-tu détailler cet intérêt que tu sembles porter depuis le début de ton travail aux processus de désintégration et de régénération, de déconstruction et de reconstruction, les processus « naturels » de croissance ?
Cet intérêt vient de ma relation à l’objet et à l’œuvre. Je ne pense pas une œuvre comme une forme fermée, figée, comme un produit posé sur lequel l’artiste a systématiquement un contrôle total. Je travaille des formes en mouvement inscrites dans le réel, des formes ouvertes, à interpréter, qui doivent parfois m’échapper.
Mon rapport à l’œuvre s’approche de celui d’un auteur qui écrit un scénario ou une partition qui serait par la suite interprété.
-Donner corps à la transformation, à l’activité, au cycle, en appeler à la collaboration permanente, questionner les notions d’usage, de fonctionnalité, de consommation, de devenir, semblent constituer les bases de ton travail. Peux-tu nous en parler ?
Mon travail, d’un point de vue plastique, peut aussi être mis en parallèle avec celui d’un metteur en scène dans la mesure où je m’approprie un ensemble d’éléments que j’interprète, que je réinvente dans un contexte donné. J’inscris des éléments appartenant au champ de l’art dans le réel et inversement. Ces déplacements intègrent donc l’humain et son potentiel actif ou performatif, les notions de fonctionnalité, de consommation, de collaboration.
Au sujet des collaborations, celles que je mets en place répondent à des scénarii. J’inclus dans le fonctionnement même du projet les compétences de diverses personnes qui vont venir s’inscrire dans un cadre donné. C’est le cas de la Structure multifonctions ou de certains de mes films.
Un autre type de collaboration serait plus de l’ordre de la prestation de service ou du déplacement. J’utilise des matériaux produits par différentes personnes pour construire mon projet, par exemple les Peintures recyclées ou les Fashion Paintings.
-Il y a dans ton travail un intérêt grandissant pour les formes du spectacle. Qu’en penses-tu ?
Mon travail a toujours été en lien avec une dimension performative. La performance, revendiquée en tant que telle ou fondue dans l’activité du processus, apparaît dès mes premières productions, comme Performance du 21 août 1994 ou Écritures productives.
Mon rapprochement avec le milieu de la danse depuis 2000 a donné une visibilité plus « scénique » à mon travail. Cependant, l’intérêt que j’ai aujourd’hui pour les formes du spectacle n’est pas plus grand que celui que je porte à d’autres domaines. Les contextes d’interventions semblent étiqueter un objet ou un travail dans une catégorie donnée. Mais, pour moi, le point de départ est toujours le même : je pars du champ des arts plastiques pour développer un projet dans des contextes multiples. Les objets ou les projets ne peuvent systématiquement êtres contenus entre quatre murs ou posés une fois pour toutes.
L’une des oscillations majeures et structurantes de l’art du 20ème siècle et jusqu’à aujourd’hui se situe dans le rapport complémentaire autant que conflictuel entre la rigueur formelle d’une large abstraction géométrique et la revendication de l’organicité, du corps expressif et agissant dont l’une des formes récurrentes fut celle de la performance. À sa manière, le circuit du ready made, de son extraction sèche des griffes du réel (du BHV au musée) jusqu’à sa réinjection plus ou moins convaincante dans le flux des usages (Pinoncelli, sans parler des innombrables porte-bouteilles réemployés par les artistes et les designers), résonne en écho permanent au conflit de la chair et de l’esprit. L’œuvre entière de Lygia Clark, dans une région du monde où la synthèse entre l’anthropologie et l’art d’avant garde était encore possible, témoigne de façon exemplaire du retour de l’expérience corporelle, d’une réincarnation de ces formes que le constructivisme, y compris dans les premiers temps de son travail, avait cru pouvoir élever au-dessus des contingences. Cette tension polymorphe trouve depuis une dizaine d’années et au-delà des phénomènes générationnels, un regain de pertinence et de fécondité, plaçant l’art aux frontières de ses définitions autant que de son exercice, brouillant les catégories, revisitant des contrées que l’idéologie avait littéralement gelées. Dans ce contexte, s’il est un artiste qui concentre et qui soumet à l’épreuve de l’œuvre la plupart de ces questionnements, c’est bien Nicolas Floc’h qui, en 2004, conçoit Beer Kilometer, un agencement de cannettes de bière long d’un kilomètre et offert à la consommation des visiteurs, pour finir dans le chaos qu’on imagine. Brusquement, le Mètre Étalon de Duchamp autant que le Broken Kilometer de Walter de Maria passaient sous les fourches caudines de la mousse, de l’excès, du rot et de l’ivresse, de l’exercice programmé du désordre. Quelques années auparavant, les Structures Multifonctions, Frac Lorraine Portable et autre Portable Art Structures, se présentaient comme des modules géométriques tout habités de la mémoire des specific objects et prêts à servir qui comme bureau, qui comme stockage, qui comme cimaises, comme éléments de scénographie… Ce à quoi on les utilisa. De même Performance Paintings, (2007), en verticalisant au mur des tapis de danse sous formes de tableaux, témoignait de cet intérêt pour le va et vient entre praticabilité et représentation. Cette articulation de la forme et de l’usage constitue plus que jamais le cœur du travail de l’artiste et ce dernier projet tout particulièrement.
En 2008, Nicolas Floc’h découvre l’existence des récifs artificiels qu’il décrit ainsi :
Dans le paysage sous-marin il existe de véritables architectures avec leur règles d’urbanisme. Souvent construits en béton, ces éléments sont en quelques années colonisés par la flore et la faune, qui les transforment en sculptures/architectures vivantes. Couramment appelées « récifs artificiels », ces constructions se sont développées depuis le 17ème siècle, et particulièrement au Japon. En effet les Japonais sont privés de toute ressource naturelle importante si ce n’est celles offertes par la mer, qu’ils ont très vite cultivée. Les premiers, ils ont mis au point des techniques permettant de favoriser la vie et la reproduction de certaines espèces de poissons, de crustacés ou de mollusques , augmentant les ressources sans affecter les stocks. Cette pratique devint de plus en plus courante dans la deuxième moitié du 20ème siècle. De véritables «villes» sous marines furent ainsi créées par des programmes intensifs implantant plus de 20 millions de m3 (20 000 sites) de récifs dans l’océan. Un apport conséquent en alevins les peupla. Ainsi, à l’heure de la pêche industrielle, les côtes japonaises sont parmi les plus poissonneuses au monde. Ces programmes intéressent à présent les Européens. Il en existe en France depuis les années soixante, dans les régions PACA, Languedoc-Roussillon, Aquitaine, Pays de la Loire et Normandie.
Les formes des récifs artificiels sont très diverses et rappellent tantôt les habitats primitifs, tantôt des sculptures ou des architectures modernes et contemporaines.
Le projet de Nicolas Floc’h, ambitieux, aux croisement de l’art et de la science, est de ceux qu’on dit « au long cours ». Une première étape consiste à établir l’inventaire quasi exhaustif de ces structures fonctionnelles qui évoquent cependant autant l’architecture que la sculpture et qui, à peine aperçues sur le bord de l’eau, sont immergées, ravies au regard et à la connaissance que le commun des mortels pourrait en avoir. À partir de ces types répertoriés, Nicolas Floc’h réalise des sculptures à 1/10ème , dans le même matériau que le modèle. Ces miniatures de récifs deviennent d’un seul coup des sculptures, qu’il présente sur socle et qu’un œil distrait assimile d’emblée à quelque réminiscence minimaliste. L’objectif est d’aboutir, en raison d’une trentaine de réalisations par ans, à une sorte de panorama des types existants, soit trois cents environ. À la fois œuvres d’art et fragments d’inventaires, cet ensemble potentiel constitue un exemple rare où, en lieu et place de la photographie, c’est la sculpture qui constitue le témoignage documentaire.
Parallèlement, l’artiste se sera perfectionné dans l’art de la plongée sous marine afin d’aller photographier et filmer certains de ces récifs qui, au fil des ans, ont abandonné leur rigueur constructiviste au profit d’une organicité végétale que redouble la présence grouillante de la faune locale. Photographies en noir et blanc (la couleur disparait au fur et à mesure qu’on descend sous l’eau) et vidéos, constituées en objets d’exposition, confirment cela qui fut depuis toujours l’une des missions fondatrices de l’art : donner à voir.
Poursuivant ses recherches et ses échanges avec les scientifiques, Nicolas Floc’h entame une nouvelle étape de son projet qui consiste à produire à son tour des formes que, dans un premier temps, on appellera sculptures, mais qui, à ce point conçues selon les exigences de leur possible fonctionnalité, sont susceptibles de devenir à leur tour des récifs artificiels. Ainsi des œuvres qu’on rangera selon les catégories de l’art du côté de la tradition géométrique, constructiviste et/ou minimaliste, sont appelées, autant qu’à l’exposition muséale, à être immergées en tant que récifs destinés à accueillir la flore sous marine et la faune par elle attirée.
Au croisement de la sculpture, de l’architecture, du paysage, de la photographie et de la recherche scientifique, l’art de Nicolas Floc’h pose également des questions de nature plus politique en ce qu’elles touchent à l’espace et à l’usage auquel les hommes le soumettent, à des manières d’agir sur le réel autant qu’aux moyens de le représenter. Arrachant aux régions aveugles des formes utiles qu’il assigne à la gratuité de la contemplation esthétique, il décide tout autant de ce qui peut être abstrait de la délectation et dévolu à la plus exigeante et à la plus inattendues des fonctions, à laquelle rarement l’art n’ose même plus songer, celle de participer directement à la régénérescence des biotopes c’est-à-dire à la survie des espèces.
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Performance Paintings, par Dominique Abensour, Cat de l’exposition “Danser sa vie”, Centre Georges Pompidou, 2011.
Dans Performance Painting #1, 2005, deux figures (Nicolas Floc’h et le chorégraphe Alain Michard), enduites de peinture-noire pour l’un, blanche pour l’autre- se confrontent jusqu’à se confondre dans un même gris.
Dans Performance Painting #2, 2005, le chorégraphe Rachid Ouramdane, vêtu de blanc dans un espace blanc, essuie une pluie de peinture noire tout en produisant un dripping en trois dimensions.
Performance Painting #4 s’impose d’abord comme un monochrome noir de grande envergure dont l’intégrité, cependant, semble tranquillement menacée par une structure en polyptyque : quatre modules rectangulaires, identiques en taille, à associer deux à deux. Mais il y a plus. Un dessin complexe en anime les surfaces ; une infinité de traces, glissements, frottements et frappes répétées ont fini par moirer la matière mat du monochrome. À l’évidence, cet espace fut arpenté, usé de mille gestes et par nombre de corps en mouvement.
Performance Painting #4 vient d’un studio de danse d’Angers qui a cédé ses tapis usagers contre des tapis neufs. Nous sommes donc face à un sol qui, relevé à la verticale, affiche sereinement son statut de tableau. Au musée, cet instrument de travail en fin de vie reprend du service. Boîte noire qui conserve la mémoire muette des actions des danseurs dont l’anonymat reste scellé dans la masse du PVC, l’objet recyclé s’offre aujourd’hui à d’autres lectures au carrefour de plusieurs champs de références, au demeurant peu compatibles ou à tout le moins étanches : abstraction radicale, Action Painting, minimalisme, art conceptuel, performance… Mais précisément, c’est l’interaction entre des régimes ou des registres différents, voire entre des domaines hétérogènes qui intéresse l’artiste.
À travers la suite des quatre Performances Paintings(1), Nicolas Floc’h envisage le monochrome comme un dispositif de travail à réinvestir. Il en cultive le potentiel avec d’autres pratiques que celle du peintre. Les versions 1 et 2 consistent en des performances filmées qui mettent en scène des danseurs aux prises avec la matière même de la peinture. Les versions 3 et 4 remettent en circulation des tapis de danse dans une économie du prêt ou de l’échange. Notons qu’au cœur de cette opération de recyclage et de troc, c’est le caractère utilitaire ou la valeur d’usage de l’objet qui permet à la pièce d’acquérir sa valeur artistique. Nombre de pièces de Nicolas Floc’h obéissent à cet impératif. Elles n’accèdent à leur statut d’œuvres qu’à la condition d’être activées, instrumentalisées ou consommées. Dans cette économie à l’œuvre, le filet de pêche de la Tour pélagique doit pêcher, les légumes des Écritures productives doivent être plantés, vendus et cuisinés tandis qu’Untitled Barbecue doit rôtir les cailles. Performance Painting #4 n’échappe pas à la règle, d’autant que, selon « les besoins » de l’accrochage, les commissaires d’exposition peuvent jouer de sa géométrie variable.
En infiltrant les rouages de la réalité économique, en agissant dans les angles morts des procédures de l’art, Nicolas Floc’h mobilise des pratiques qui ne servent pas les mêmes intérêts mais qui pourtant travaillent ensemble au sein d’une œuvre fonctionnelle et performative qui refuse de se couper de tout projet social.
(1) Performance painting #1, 2005, DVCAM, 2×5’, installation vidéo, Interprétation Alain michard, Nicolas Floc’h.
Performance painting #2, 2005, HDV, 6’, installation vidéo, Interprétation Rachid ouramdane, Collection FRAC Champagne Ardennes.
Performance painting #3, 2005, 125 cm x 1000 cm, tapis de danse tendu sur châssis, production Le Confort Moderne.
Performance painting #4, 2006, 4 x (125 cm x 800 cm), 4 tapis de danse tendus sur châssis, Collection MAC/VAL.
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Performance Painting #4, 2006, Vu par Dominique Abensour
Quatre tapis de danse tendus sur châssis
C’est pas beau de critiquer ?
Carte blanche au critique d’art qui nous offre un texte personnel,
subjectif, amusé, distancié, poétique… critique sur l’oeuvre de son
choix dans la collection du MAC/VAL.
C’est pas beau de critiquer ? Une collection de « commentaires » en
partenariat avec l’AICA/Association internationale des Critiques d’Art.
L’économie à l’oeuvre
Avec nos 3000 signes-espaces compris, pas question de fureter. Allons droit au but et resserrons le cadre sur Performance Painting #4 de Nicolas Floc’h. Elle s’impose d’abord comme un monochrome noir de grande envergure dont l’intégrité, cependant, semble tranquillement menacée par une structure en polyptyque : quatre modules rectangulaires, identiques en taille, à associer deux à deux. Mais il y a plus. Un dessin complexe en anime les surfaces ; une infinité de traces, glissements, frottements et frappes répétées ont fini par moirer la matière mat du monochrome. À l’évidence, cet espace fut arpenté, usé de mille gestes et par nombre de corps en mouvement. Performance Painting #4 vient d’un studio de danse d’Angers qui a cédé ses tapis usagers contre des tapis neufs. Nous sommes donc face à un sol qui, relevé à la verticale, affiche sereinement son statut de tableau. Au musée, cet instrument de travail en fin de vie reprend du service. Boîte noire qui conserve la mémoire muette des actions des danseurs dont l’anonymat reste scellé dans la masse du PVC, l’objet recyclé s’offre aujourd’hui à d’autres lectures au carrefour de plusieurs champs de références, au demeurant peu compatibles ou à tout le moins étanches : abstraction radicale, Action Painting, minimalisme, art conceptuel, performance… Mais précisément, c’est l’interaction entre des régimes ou des registres différents, voire entre des domaines hétérogènes qui intéresse l’artiste. À travers la suite des quatre Performances Paintings(1), Nicolas Floc’h envisage le monochrome comme un dispositif de travail à réinvestir. Il en cultive le potentiel avec d’autres pratiques que celle du peintre. Les versions 1 et 2 consistent en des performances filmées qui mettent en scène des danseurs aux prises avec la matière même de la peinture. Les versions 3 et 4 remettent en circulation des tapis de danse dans une économie du prêt ou de l’échange. Notons qu’au coeur de cette opération de recyclage et de troc, c’est le caractère utilitaire ou la valeur d’usage de l’objet qui permet à la pièce d’acquérir sa valeur artistique. Nombre de pièces de Nicolas Floc’h obéissent à cet impératif. Elles n’accèdent à leur statut d’oeuvres qu’à la condition d’être activées, instrumentalisées ou consommées. Dans cette économie à l’oeuvre, le filet de pêche de la Tour pélagique doit pêcher, les légumes des Écritures productives doivent être plantés, vendus et cuisinés tandis qu’Untitled Barbecue doit rôtir les cailles. Performance Painting #4 n’échappe pas à la règle, d’autant que, selon « les besoins » de l’accrochage, les commissaires d’exposition peuvent jouer de sa géométrie variable.
En infiltrant les rouages de la réalité économique, en agissant dans les angles morts des procédures de l’art, Nicolas Floc’h mobilise des pratiques qui ne servent pas les mêmes intérêts mais qui pourtant travaillent ensemble au sein d’une oeuvre fonctionnelle et performative qui refuse de se couper de tout projet social.
(1) Dans Performance Painting #1, 2005, deux figures (Nicolas Floc’h et le chorégraphe Alain Michard), enduites de peinture-noire pour l’un, blanche pour l’autre- se confrontent jusqu’à se confondre dans un même gris. Dans Performance Painting #2, 2005, le chorégraphe Rachid Ouramdane, vêtu de blanc dans un espace blanc, essuie une pluie de peinture noire tout
en produisant un dripping en trois dimensions.
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Scénarios odysséens, Stéphanie Airaud. Structure Odyséennes, Cat de l’exposition, 32p, Ed MAC/VAL.
« Malevitch, en 1913, a inventé le carré. C’est une chance qu’il n’ait pas fait breveter cette invention. »(1)
Nicolas Floc’h est un gestionnaire d’une nouvelle économie de l’œuvre. Tour à tour producteur, maraîcher, pêcheur, concepteur de bureau, G.O. de garden-party, prestataire de services, il produit, et met l’œuvre, la matière transformée à disposition ; la consommation du « produit-art » peut, quant à elle, être prise en charge par le spectateur, ainsi invité à poursuivre le processus.
En élargissant le processus de production à l’imaginaire de l’autre, Nicolas Floc’h, faussement marxiste, nie l’originalité ou l’autonomie de l’œuvre, et joue avec distance de la désacralisation du geste créatif. Il imagine une structure ouverte, multifonctionnelle, abandonnée aux collaborateurs, danseurs, commissaires, spectateurs, chargés de définir une fonction, un possible scénario. La transitivité originelle de l’œuvre amène à l’intersubjectivité, au dialogue, cet entre-deux (entre le subjectif et le collectif) où s’origine le récit, la fiction.
Comment rendre compte de ces processus de production de valeur esthétique (ou d’usage) qui qualifient l’œuvre ? Comment représenter l’activité, les collaborations ? La photographie, l’archivage, le déplacement des contextes de production dans l’espace d’exposition ? La Structure multifonctions devient banque de données, moteur de recherches. Marcel Duchamp proposait un « musée portable », la Boîte-en-valise (1936-1941) qui compilait les reproductions et fac-similés de ses travaux. Épigone ?
Nicolas Floc’h ne rejoue pas les postures historiques, il se réapproprie les enjeux de l’art conceptuel pour les ouvrir au réel, et interroger non plus l’objet d’art en tant que tel, mais les conditions de son apparition dans l’espace public, son inscription dans le cycle économique, au « risque de sa disparition dans le flux commercial »(2).
Beer Kilometer. Il reprogramme ou post-produit la pièce de Walter de Maria, The Broken Kilometer (1973), substituant 6 015 cannettes de bières aux 500 barres de métal d’origine et invitant les visiteurs à activer cette installation devenue participative, performative(3), archivée par des photographies.
Il s’approprie les formes picturales historisées et recycle en wall painting un motif de croix du XIIe siècle dont Malevitch pourrait tout aussi bien revendiquer la propriété intellectuelle. Enfin, ignorant les frontières disciplinaires, il déplace ou traduit la question centrale du corps, nécessairement engagé dans l’activité artistique, de la danse aux arts plastiques.
Performance Painting #3. Au mur, des tapis de danse portant la mémoire du corps des danseurs, pas et frottements. Passage de la toile du plan horizontal au plan vertical, prolongement du corps face à la toile, « drippings », tout nous ramène à l’icône, Jackson Pollock, et aux photographies d’Hans Namuth qui, en 1950, consacra la spectacularisation du geste pictural.
Les œuvres de Nicolas Floc’h sont des structures odysséennes, opérant un éternel retour aux motifs traditionnels de la peinture, aux processus d’émergence du geste, à l’ontologie de l’œuvre d’art et aux systèmes de représentation.(4) Tout est finalement histoire de cycle, de cercle, d’économie, d’intertextualité.
(1) Paul Westheim, in Das Kunstblatt, vol. 2, 1923, p. 319. Cité par Didier Semin, in Le Peintre et son modèle déposé, Genève, Mamco, 2001, p. 25. (2) Jean-Marc Huitorel, « Nicolas Floc’h », in Art Press, n° 256, p. 80. (3) Cette référence se double de l’allusion plus lointaine aux Stoppages-étalon de Marcel Duchamp, unités de longueur d’un homme saoulé à la bière. (4) Jacques Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Éd. Galilée, 1991, p. 17. « Outre les valeurs de loi et de maison, de distribution et de partage, l’économie implique l’idée d’échange, de circulation, de retour. La figure du cercle est évidemment au centre si on peut encore le dire d’un cercle. Elle se tient au centre de toute problématique de l’oikonomia, comme de tout champ économique : échange circulaire, circulation des biens, des produits, des signes monétaires ou des marchandises, amortissement des dépenses, revenus, substitution des valeurs d’usage et des valeurs d’échange. Ce motif de la circulation peut donner à penser que la loi de l’économie est le retour – circulaire – au point de départ, à l’origine, à la maison aussi. On pourrait ainsi suivre la structure odysséique du récit économique. L’oikonomia emprunterait toujours le chemin d’Ulysse. » (5) Julia Kristeva, Recherche pour une sémanalyse, 1969. « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité. »
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Entretien Stéphanie Airaud / Nicolas Floc’h. Structure Odyséennes, Cat de l’exposition, 32p, Ed MAC/VAL.
Si l’histoire des relations entre art et économie est longue et complexe, avec le déploiement de formes que l’on pourra regrouper rapidement sous l’appellation d’economic art, depuis les obligations pour la roulette de Monte-Carlo de Marcel Duchamp en 1924 jusqu’aux activités entrepreneuriales d’un Fabrice Hyber, elle est également balisée par de nombreuses et importantes expositions.
Pour « Zones de Productivités Concertées », cycle de vingt et une expositions monographiques réparties en trois volets sur toute la saison 2006-2007, il s’agit de déplacer la perspective. En réunissant des univers artistiques qui, à un moment de leur processus, mettent en œuvre des questionnements économiques (le travail, l’échange, la production, le stock, l’activité, la fonction, les flux, l’atelier…), ce n’est pas tant à des développements thématiques que le visiteur est convié, mais à une analyse décalée. L’économie – ses interrogations, ses concepts, sa pensée – y est envisagée comme un filtre critique de certaines pratiques artistiques contemporaines. Les œuvres des artistes invités ne se situent pas dans un rapport illustratif ou mimétique face à la sphère économique. Complexes et polysémiques, elles dépassent très largement ces notions.
Des Écritures productives à la Structure multifonctions, en passant par les Peintures recyclées, les Camouflages ou le Beer Kilometer, les œuvres de Nicolas Floc’h s’ancrent dans une réflexion aiguë sur les processus de désintégration et de régénération, de déconstruction et de reconstruction. Donner corps à la transformation, à l’activité, au cycle, en appeler à la collaboration permanente, questionner les notions d’usage, de fonctionnalité, de consommation, de devenir, constituent les bases de ce travail protéiforme et performatif.
-Comment as-tu perçu l’invitation qui t’est faite de participer à ce cycle d’expositions autour de l’économie ?
La référence à l’économie a toujours fait partie de mon travail, en proposant une déconstruction ou un déplacement des mécanismes économiques de la sphère artistique.
Cette invitation m’apparut comme l’occasion de présenter des pièces qui, de prime abord, ne sont pas en lien direct avec ce thème. J’ai privilégié la dimension performative s’inscrivant dans une économie de fabrication, et la monstration de l’objet dans sa relation organique.
-Où se situe, pour toi, la dimension économique de ton travail ?
À plusieurs niveaux. Je ne crois pas qu’une œuvre puisse être détachée d’une certaine indexation à l’économie, celle-ci étant contenue dans l’activité même.
L’économie peut être définie comme « science qui a pour objet la connaissance des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation des ressources, des biens matériels dans la société humaine ». La mise en place de processus de production, de distribution et de consommation apparaît dans mon travail avec les Écritures productives et se poursuit dans différents projets. Les ressources dont il s’agit ne sont pas seulement des biens matériels, mais aussi des biens conceptuels. Ces processus nous renvoient à la consommation culturelle sous toutes ses formes, à l’inscription de la production artistique dans la société contemporaine. Outre les Écritures productives, je pense ici aux Peintures recyclées, aux Fashion Paintings et à la Structure mutifonctions pour sa dimension multiforme, son inscription dans des champs divers et sa capacité à se réinventer par son activation. Dans une économie de production, il s’agit d’une œuvre en devenir, d’une structure de production, à la fois interface et cadre de travail.
-Tu proposes un ensemble d’œuvres pour l’exposition. Comment s’articule ton choix ?
Trois pièces existantes sont réadaptées au contexte du MAC/VAL et forment un parcours. Une série de photographies documentant le développement de l’installation performative Beer Kilometer à Amsterdam. Une installation à partir de la Structure multifonctions, qui sera le support des archives relatives à son interprétation par divers artistes, le support de son histoire. Un tableau, Performance Painting #4, qui est un grand format monochrome noir, composé d’un ensemble de tapis de danse portant les traces de leurs utilisations. Ils sont montés sur châssis et accrochés. La scène est au mur.
-Peux-tu détailler cet intérêt que tu sembles porter depuis le début de ton travail aux processus de désintégration et de régénération, de déconstruction et de reconstruction, les processus « naturels » de croissance ?
Cet intérêt vient de ma relation à l’objet et à l’œuvre. Je ne pense pas une œuvre comme une forme fermée, figée, comme un produit posé sur lequel l’artiste a systématiquement un contrôle total. Je travaille des formes en mouvement inscrites dans le réel, des formes ouvertes, à interpréter, qui doivent parfois m’échapper.
Mon rapport à l’œuvre s’approche de celui d’un auteur qui écrit un scénario ou une partition qui serait par la suite interprété.
-Donner corps à la transformation, à l’activité, au cycle, en appeler à la collaboration permanente, questionner les notions d’usage, de fonctionnalité, de consommation, de devenir, semblent constituer les bases de ton travail. Peux-tu nous en parler ?
Mon travail, d’un point de vue plastique, peut aussi être mis en parallèle avec celui d’un metteur en scène dans la mesure où je m’approprie un ensemble d’éléments que j’interprète, que je réinvente dans un contexte donné. J’inscris des éléments appartenant au champ de l’art dans le réel et inversement. Ces déplacements intègrent donc l’humain et son potentiel actif ou performatif, les notions de fonctionnalité, de consommation, de collaboration.
Au sujet des collaborations, celles que je mets en place répondent à des scénarii. J’inclus dans le fonctionnement même du projet les compétences de diverses personnes qui vont venir s’inscrire dans un cadre donné. C’est le cas de la Structure multifonctions ou de certains de mes films.
Un autre type de collaboration serait plus de l’ordre de la prestation de service ou du déplacement. J’utilise des matériaux produits par différentes personnes pour construire mon projet, par exemple les Peintures recyclées ou les Fashion Paintings.
-Il y a dans ton travail un intérêt grandissant pour les formes du spectacle. Qu’en penses-tu ?
Mon travail a toujours été en lien avec une dimension performative. La performance, revendiquée en tant que telle ou fondue dans l’activité du processus, apparaît dès mes premières productions, comme Performance du 21 août 1994 ou Écritures productives.
Mon rapprochement avec le milieu de la danse depuis 2000 a donné une visibilité plus « scénique » à mon travail. Cependant, l’intérêt que j’ai aujourd’hui pour les formes du spectacle n’est pas plus grand que celui que je porte à d’autres domaines. Les contextes d’interventions semblent étiqueter un objet ou un travail dans une catégorie donnée. Mais, pour moi, le point de départ est toujours le même : je pars du champ des arts plastiques pour développer un projet dans des contextes multiples. Les objets ou les projets ne peuvent systématiquement êtres contenus entre quatre murs ou posés une fois pour toutes.